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Les lettres de sang

Contexte

Ce récit divulgâche le scénario “Les lettres de sang” du jeu de rôles L'Appel de Cthulhu.

Ce récit survient après celui du premier scénario, le lire peut vous aider à mieux apprécier celui-ci mais il n'est pas forcément nécessaire. Les deux scénarios sont indépendants mais partagés par le même personnage.

Système et univers : L'Appel de Cthulhu classique 1920

MJ : Naeleh
Personnage interprété : Stephen F. Forson, professeur, 57 ans.
Accompagné par :
- Marco W. Forson, détective privé, frère de Stephen, 54 ans
- Joseph Baker, membre du clergé, 25 ans
- Moïses Kimbrew, antiquaire, 36 ans

Date : 11 Novembre 2022
Durée de jeu : 5h

Prologue

Prologue

Le livre que j'ai sorti à propos de mon expérience “Corbitt” n'a finalement pas du tout eu le succès escompté. Pire ! j'y ai laissé de nombreuses plumes.

Mais revenons à la base, il y a trois ans, j'ai vécu une expérience très singulière. J'avais été convié à enquêter sur une maison pour savoir si elle était louable de nouveau ou non. J'étais accompagné par une médecine, un antiquaire et un journaliste dans cette affaire. L'homme qui nous avait engagé avait de l'argent (et de l'alcool).
Dès le premier jour, dans cette fameuse maison, j'avais senti que quelque chose n'était pas normal, qu'il y avait quelque chose ou quelqu'un de dangereux. Après quelques jours d'enquête, il s'est avéré que l'ancien propriétaire était responsable de tout ça. D'une façon… pas du tout rationnelle. Magique, ai-je envie de dire mais “occulte” est le terme qui convient. En effet, il avait pratiqué un rituel complexe de magie noire qui l'avait rendu en quelque sorte immortel tout en lui conférant des pouvoirs étranges comme le fait de pouvoir déplacer des objets ou de faire apparaître du sang de nulle part.
Ce fut une expérience très difficile pour moi et seule Abigail crût en moi et parvint à me faire prendre conscience d'une chose importante : il était de mon destin de résoudre ce mystère et de purifier cette maison. Je n'avais pas passé toutes ces années à dénicher des textes et vieilles légendes mystérieuses pour rien, tout cela était destiné à me donner les outils pour résoudre cette situation. Et je l'ai fait ! Avec l'aide de mes compagnons, certes, avec beaucoup d'appréhensions et d'angoisses, certes aussi, mais je l'ai fait. Nous avons détruit cette… créature et la maison est redevenue plus… normale, si je puis dire.
J'en fut très satisfait sur le moment. J'avais été payé pour ma tâche et surtout, j'avais enfin eu la preuve que toutes les histoires occultes que j'avais étudié pendant des années avaient un fond de vérité. J'ai donc naturellement pensé qu'il fallait en faire un livre et raconter toute mon histoire, étayé de preuves et d'astuces importantes. J'étais certain de devenir riche et célèbre pour avoir lever le voile sur un tel mystère. C'était quand même quelque chose !

Et pourtant…

À mesure que je rédigeais et que je récoltais des avis de mes collègues, j'ai senti les difficultés s'accumuler. D'abord ils crûrent à une blague. Puis ils comprirent et cherchèrent à me dissuader de continuer mon écriture. J'avais pourtant toutes les preuves, j'avais tout vécu ! Ils me firent comprendre que cet ouvrage risquait de nuire à ma carrière, quelle bande de jaloux !

Et pourtant…

Ils avaient raison. J'ai passé tellement d'heures sur cet ouvrage, à faire des recherches supplémentaires avec l'aide d'Abigail que j'ai dû annuler quelques cours. Bon… peut-être plus que quelques-uns car j'avais parfois perdu la notion du temps. Cela fût mal perçu et faillit me coûter mon poste à l'université de Boston.
Lorsqu'il fallût faire éditer mon livre, je pensais que ce serait facile avec un sujet si original, criant de vérité et novateur. Il s'est pourtant avéré que personne ne voulait éditer un tel ouvrage… J'ai bataillé pendant des semaines pour ne tirer qu'une première édition à une centaine d'ouvrage chez un éditeur que je ne connaissais même pas avant mes recherches tant il est risible dans le monde de l'édition. Seulement une centaine de livres. Je n'ai d'ailleurs fait qu'une séance de dédicace dans la boutique d'Abigail où il n'y eut que… deux personnes, je crois. Risible.
C'est aussi à ce moment-ci que j'ai définitivement perdu mon poste et une grande partie de ma crédibilité auprès de mes pairs. Le doyen et plusieurs universitaires lurent mon livre (probablement pas jusqu'à la fin) et décidèrent qu'il était temps pour moi de “m'orienter vers un autre poste plus en adéquation avec mes recherches”. Une jolie formule pour me demander de prendre la porte.
La plupart de mes contacts cessèrent de me répondre, mes étudiants choisirent d'autres maîtres de thèse, bref… j'ai été mis au rebut.

Après quelques mois à brouiller du noir, j'ai finalement réussi à obtenir un poste de quelques heures par semaine au Miskatonic, la prestigieuse université d'Arkham, dans le but de poursuivre mes recherches et donner des cours à propos de l'évolution des croyances occultes au cours de l'Histoire. C'est un travail qui me convenait tout à fait. Qui me convient toujours d'ailleurs, puisque je l’exerce encore, mais qui n'est pas suffisant pour vivre. J'ai donc dû ouvrir ma propre échoppe ésotérique dans laquelle je chine de vieux ouvrages et objets et que je revends après m'être assuré qu'ils n'apportent rien de mauvais au monde. Après tout : ma destinée est de protéger le monde du mal. D'un autre Corbitt. Car oui, je suis certain qu'il y en a d'autres. Plein d'autres et probablement des pires ! C'est ce que m'ont appris mes mois de recherche et d'étude.
S'il y a bien une chose certaine, c'est que je n'ai fait que voir la surface du mal.

Et c'est après des mois, des années, à supporter les quolibets de mes collègues, le mépris de mes étudiants et de mes pairs, à éplucher jour et nuit des ouvrages aussi peu édités que le mien qu'enfin mon instant de vérité se matérialise en une lettre du doyen de Miskatonic qui m'est spécifiquement adressée. Enfin !
Nous sommes le 30 Septembre 1923.

Ch. 1

Chapitre 1 - Accueil en avance

1er Octobre 1923
Nous sommes le lendemain de cette fameuse lettre du doyen de Miskatonic, Bryce Fallon. Je dois reconnaître qu'elle m'a surpris. Très agréablement surpris. La lettre précédente que j'avais reçu de sa part était plutôt chargée de remontrances déplacées à l'égard de mon attitude envers mes collègues. Ce n'est qu'ineptie quand on sait comment tous me regardent et me traitent avec supériorité ici. Quoiqu'il en soit, cette lettre-ci me conviait, une nouvelle fois, dans son bureau mais avec un ton clairement… différent. Je n'ai distingué aucun signe d'agacement, même subtil, mais plutôt des traces de… requête. Cela m'a intrigué. Le fait qu'elle m'informe de leur transmettre le contact de mon frère en plus m'a convaincu que quelque chose d'étrange se passait. Or, je suis l'homme des situations étranges.
Quant à lui, M. Fallon est un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux blancs coupés courts, aux lunettes rondes et à la droiture exemplaire. Au sein de l'université, et du monde universitaire américain, il est indéniablement reconnu comme quelqu'un de droit et d'intègre. À son crédit, c'est d'ailleurs lui qui m'a offert l'opportunité de travailler de nouveau en université et sur des sujets qui m'intéressent. Il ne serait pas impossible qu'il ait ouvert ce poste sur l'étude du mysticisme et de l'occulte à travers l'Histoire, sur mesure pour moi. Je suppose qu'il y avait de la demande mais… tout de même.

Quoiqu'il en soit, le rendez-vous était à 9h et je suis légèrement en retard.
Les aiguilles de ma montre indiquent 9h45 quand j'arrive dans le bureau de sa secrétaire. Honnêtement, les bus et les transports en règle générale sont fichtrement capricieux parfois. Je n'y suis pour rien, à l'exception, peut-être, d'un petit retard pris lorsque j'ai tâché malgré moi ma tenue du jour avec du café. Et peut-être aussi quand j'ai pris le mauvais bus lors d'une correspondance… Ils se ressemblent tous, que diable !

Mary Pickner (Domaine public)

Mademoiselle Pickner a un petit sourire en me voyant. Pourquoi donc et que signifie-t-il ? l'instant suivant, il a disparu. Je n'ai pourtant pas rêvé, si ? Qu'est-ce qu'ils ont tous à se moquer de moi, franchement ?! S'ils savaient… Que diable, s'ils savaient que je ne fais que dire la vérité, ils cesseraient de me ridiculiser ! C'est agaçant à la fin.
Il est cependant aussi possible que ce ne soit qu'un jeu d'ombre sur son visage et je ne sois un peu trop paranoïaque… Ça m'arrive parfois. Bon. À raison, certes. Mais admettons.
Bonjour mademoiselle Pickner, j'ai rendez-vous avec le doyen !
- Bonjour professeur Forson. En effet, vous avez rendez-vous avec le doyen Fallon, il ne devrait pas tarder. Vous pouvez vous installer ici en attendant.
- Excusez-moi, qu'avez-vous dit ? En attendant ? Il est 9h passées pourtant, je suis certain qu'il m'attend.
- Professeur Forson, votre rendez-vous est indiqué pour 10h.

10h ? Je regarde ma montre : 9h47. 10h…? Je suis pourtant certain d'avoir lu “9h” écrit noir sur blanc dans la missive. Qu'est-ce que cela signifie ? Je suis perplexe et je sors la lettre de ma besace pour la tendre à la secrétaire.
Miss Pickner, vous voyez bien que c'est écrit 9h, le 1er Octobre de cette année. Vous savez pourtant lire, il me semble.
- Tout à fait, professeur. - Je sens que son ton devient plus sec. - Mais votre réputation vous précède et c'est pourquoi nous avons donné un horaire avancé d'une heure afin que vous puissiez être à l'heure pour une fois.
- Pour une fois ? explosé-je. Mais enfin, c'est ridicule ! Certes, la dernière fois, j'avais un peu de retard mais ce…
- Il s'agit d'une heure et vingt minutes, me coupe-t-elle avec insolence.
- Je vous ai déjà dit qu'il y avait eu un problème avec le conducteur de bus !
- Oui, oui. Toujours de bonnes excuses. Toujours est-il qu'aujourd'hui, vous êtes à l'heure. En avance même, n'est-ce pas fantastique ?
- Mais pas du tout ! Je déteste attendre !
- Ainsi, vous savez ce que cela fait de vous attendre.
- Non mais je ne vous permets pas de…!!!
- Stephen ? Que se passe-t-il donc ?

La voix de mon frère, Marco W. Forson, me coupe dans mon élan. J'avais presque oublié que je l'avais convié à nous rejoindre dans cette enquête.
Marco a 54 ans, c'est un homme imberbe mais toujours vêtu de son imperméable sombre et de son chapeau et ce, même lorsqu'il ne pleut pas. Mon avis est que c'est pour marquer les esprits et rappeler à tout le monde qu'il est détective privé. C'est d'ailleurs pour sa profession que le doyen m'a demandé de le convier. Il semblerait que ses talents soient requis ici mais je n'en sais pas plus pour le moment.

Je reviens donc à mon indignation.
Ah ! Marco ! Toi aussi on t'a induit en erreur et donné une mauvaise heure ? Figure toi que le rendez-vous était à 10h !
- Je sais bien. C'est l'heure que l'on m'a indiqué, je suis simplement en avance.
- Mais… enfin ! C'est incroyable ça ! Je suis donc le seul que l'on a induit en erreur pour un malheur retard ?
- Hum… Stephen. Tu es quand même souvent en retard, tu ne peux pas leur en vouloir pour ça. Et puis ça va bientôt être l'heure de toute façon.
- Moi ? Souvent ? Mais je…
Je m'interromps en voyant un homme bien habillé, coiffé de près et aux petites lunettes faire son apparition dans le bureau.
- Bonjour messieurs, madame. Je me prénomme Joseph Baker et j'ai rendez-vous avec le doyen Fallon.
- Bonjour monsieur… père ? Baker. Le doyen ne devrait pas tarder, vous pouvez patienter avec ces messieurs qui ont eux aussi rendez-vous avec M. Fallon.

Pendant que Miss Pickner accueille le nouveau venu, je le dévisage de pied en cap. Il m'a l'air bien jeune, à peine vingt ans. Ou peut-être trente. L'hésitation de la secrétaire confirme mes doutes : il semblerait que nous avons affaire à un prêtre ou en tout cas, à quelqu'un qui suit les préceptes de l'Église.
C'est assez étonnant de faire appel à un homme de foi dans un lieu de sciences, ne trouvez-vous pas ? lancé-je, légèrement dédaigneux.
- Peut-être bien mais avant d'être homme de Dieu, j'étais étudiant ici même. J'étudiais l'Histoire, notamment avec le professeur Willonson.
- Ah ! Vous n'avez pas dû apprendre grand chose avec lui, je présume.
- Mais enfin, si. Pourquoi dites-vous cela ?
- Pour rien, mon garçon. Quoiqu'il en soit, je comprends que vous ayez choisi de changer de voie.
- Mais cela n'a rien à voir avec le professeur Willonson, voyons.
- Oui, oui, certainement.
L'ancien élève n'a pas le temps d'argumenter qu'un nouvel homme franchit le seuil de la porte. Et, à mon grand dam, il ne s'agit toujours pas du doyen. Il est 9h57 pourtant !

Le nouvel arrivant, d'une bonne trentaine d'année, voire quarantaine, est accueilli avec chaleur par la secrétaire. Il n'est pourtant certainement pas connu. Le fait qu'il se présente comme “ami du doyen Fallon” explique tout…
Lorsque mon frère l'interroge sur sa profession, celui-ci répond qu'il est antiquaire. Tiens donc. Son nom, Moïses Kimbrew, me revient et c'est effectivement un nom que j'ai déjà lu ou entendu lorsque je fais mes recherches. Je ne crois pas qu'il ait beaucoup d'influence ni une grande collection, il est certain que je serai certainement déjà allé le voir sinon.
Ses habits et son chapeau melon laissent penser qu'il vit bien mieux que moi de la vente de ses œuvres. Très certainement parce qu'il s'abaisse à vendre tout et n'importe quelle vieillerie à n'importe quel consumériste toqué. Ces antiquaires m'horripilent et n'ont souvent rien d'intéressant à offrir. Je me demande pourquoi le doyen a fait appel à lui alors qu'il m'avait déjà moi. Peut-être simplement parce qu'ils sont amis. Peut-être.
L'homme d'apparence quelconque me salue et je lui serre la main, par politesse. Plutôt que de reconnaître ma personne et mon travail, il fait simplement une remarque sur le fait que je partage le même patronyme que Marco. Il m'est difficile de savoir s'il s'agit d'une bonne chose parce que ça signifie que je ne subirais pas les moqueries sempiternelles de mes pairs ou une mauvaise chose que je sois aussi peu connu dans le milieu.
Ma réflexion s'interrompt avant sa conclusion quand un homme relativement grand et se tenant bien droit entre dans la pièce à son tour.

Messieurs, si vous voulez bien me suivre dans mon bureau. Je suis le doyen Bryce Fallon. Je suis heureux de voir que vous êtes tous arrivés, l'heure presse.
Il est 10h pile.

Ch. 2

Chapitre 2 - Entretien avec le doyen

Doyen Bryce Fallon (CC BY-SA 3.0)

Je suis certain que la pique de l'ancien professeur de mathématiques concernant l'heure s'adressait spécifiquement à moi. J'ai à peine le temps de m'insurger que la main de Marco s'appose sur mon épaule. Je le regarde et laisse retomber ma colère.
Nous suivons donc M. Fallon dans son bureau.
Sans m'encombrer de plus de protocole, je m'assieds sur l'une des chaises disponibles puis patiente le temps que la porte se referme sur nous et que le doyen daigne prendre la parole.
Tout d'abord, je remercie chacun d'entre vous d'être venu. J'ai conscience que le délai était court mais il s'agit ici d'une affaire urgente et… je pense que vous êtes les personnes les plus à même d'aider l'université. Avant de commencer, je vous demande de garder tout ce qui se dira dans ce bureau secret, est-ce envisageable ? La réputation de l'université est en jeu.
Après quelques secondes à enregistrer ses mots puis à peser le pour et le contre, j'acquiesce simplement.

Je suppose que les autres hommes ont fait de même puisque l'homme aux cheveux blancs reprend :
Sans tergiverser plus longtemps, voici les faits. Le premier est que nous avons retrouvé mort le professeur Charles Leiter, dans son bureau. - Allons bon, voici que ce vieil imbécile a cassé sa pipe. Est-ce étonnant ? Est-ce que cela m'attriste ? J'en doute. - C'est son assistante et le gardien qui l'ont trouvé hier matin. Ce qui est étrange c'est qu'il était seul dans son bureau et que celui-ci était fermé à clé de l'intérieur.
- C'est effectivement atypique comme situation, déclare Marco. Est-ce qu'il y aurait d'autres accès, une fenêtre, quelque chose ?
- Effectivement, il y a une fenêtre mais elle donne sur la cour et le bureau est situé au premier étage. Il aurait donc fallu une échelle pour l'atteindre et ceci ne serait pas passer inaperçu. Sans compter que la fenêtre ne semble pas avoir été forcé, j'ai déjà vérifié.
- Hum… Pourriez-vous nous donner quelque détails supplémentaires ?, demande le dénommé Moïses.
- Je n'en ai pas beaucoup plus à vous apprendre, hélas. En revanche, son assistante, mademoiselle Court et le gardien William pourraient vous en dire plus. A priori, la porte était fermée quand mademoiselle Court a essayé d'entrer. C'est pourquoi elle a fait appel au gardien pour lui ouvrir. Lorsqu'ils se sont rendus compte de la situation, j'ai été prévenu. Officiellement, le professeur Leiter est mort d'une crise cardiaque.
- Et officieusement ? demandé-je, curieux.
- Officieusement nous n'en savons encore rien. Le docteur Wheatcroft a pris en charge le corps et ne devrait pas tarder à l’ausculter. Je présume que nous en apprendrons plus à ce moment. Cependant, ses premières conclusions ne coïncidaient pas avec la thèse de l'arrêt cardiaque.
- Je vois.
Cette affaire commence à m'intriguer, quelque chose me dit qu'il y a autre chose. J'ai du mal à mettre le doigt dessus mais j'ai un mauvais pressentiment. Je sors donc mon carnet et commence à prendre des notes à mesure que les informations affluent.

Vous évoquiez qu'il y aurait autre chose ? questionne avec pertinence le jeune prêtre.
- En effet et là-dessus il est impératif que cette affaire ne s'ébruite pas. Il y a quelques mois, notre université a reçu une donation inestimable de documents, de la famille Hobbhouse, afin que nous puissions les archiver. C'est le professeur Leiter qui en a eu la charge et qui s'en est occupé avec l'aide de son assistante. Ils devaient en faire l'inventaire. Le soucis… c'est qu'une partie des documents a disparu.
- Vous pensez donc à un vol ? Pourquoi ne pas faire appel à la police ? questionne mon frère, très terre-à-terre.
- Il ne faut surtout pas rendre publique cette affaire ! Nous souhaitons de la discrétion et c'est pourquoi nous n'avons pas fait appel à la police.
- Pensez-vous que les deux affaires puissent être liées ? Qu'il pourrait s'agir d'un meurtre ? demande l'antiquaire, visiblement intéressé autant que moi par les documents mentionnés.
- Nous n'en avons aucune idée. Je n'en ai aucune idée. Ce qui est certain c'est qu'il est impératif de retrouver ces documents et d'étouffer rapidement l'affaire. Si cela venait à se savoir, la réputation de notre université serait durement impactée. J'imagine que vous comprenez…
Cette affaire m'intrigue de plus en plus. Un cadavre dans une pièce fermée, des documents anciens qui disparaissent. Quelques frissons parcourent mon échine, comme s'il s'agissait exactement de ce que je recherche depuis trois ans. Je me sens fébrile mais tâche de ne pas me laisser déconcentrer alors que la discussion continue.

De quelles sortes de documents parlons-nous ?
- Il s'agit principalement d'écrits, de procès pour sorcellerie, de carnets mais aussi d’œuvres d'art et de journaux.
- C'est assez vaste, en effet.
Lorsque j'entends “Procès pour sorcellerie”, je me raidis sur ma chaise. Mon intuition devient plus palpable. Il s'agit de quelque chose d'extrêmement sérieux, j'en suis sûr. J'entends une respiration courte, signe d'intérêt, provenir de derrière moi. Tournant légèrement la tête, je reconnais l'ancien étudiant versé dans la prêtrise. J'imagine que le terme ne lui a pas échappé non plus.
Nous avons déjà fouillé chez lui avec le professeur Roach et…
- Eurk… Roach… coupé-je sans pouvoir m'en empêcher tant cet individu m’exècre.
- Qui est le professeur Roach ? demande alors Marco en me regardant, légèrement surpris de ma réaction.
- C'est un professeur d'histoire médiocre qui se croit supérieur aux autres et qui avait Leiter en horreur. Voilà un suspect tout désigné.
- Voyons, professeur Forson, n'allons pas trop vite aux conclusions. J'ai pleine confiance dans le professeur Roach qui, soit-dit en passant, est bien plus qualifié que vous le dépeignez. Bien que vous ayez une opinion assez tranchée à son propos et des démêlés avec lui, je vous prierais de faire preuve d'ouverture d'esprit pour cette enquête.
- Bien… je ne peux rien promettre mais ferai de mon mieux.
- Fort bien.
- Et donc, vous disiez que vous aviez fouillé les appartements du professeur Leiter ? relance Moïses.
- En effet, oui. Nous avons récupéré ses clés et entreprit de retrouver les documents chez lui mais il n'y avait rien. Vous pouvez aller l'inspecter aussi si vous le désirez, au cas où quelque chose nous aurait échappé. Tenez, voici ses clés.
- C'est fort probable.
Je dis cela en récupérant le trousseau de clés sans tarder. Je ne connais pas les deux autres personnes qui vont nous accompagner et je préfère m'assurer qu'ils ne fassent pas n'importe quoi. Je doute qu'ils aient la moindre idée de ce qui nous attend… En admettant que mes craintes soient fondées.
Quoiqu'il en soit, qu'elles soient fondées ou non, je préfère ne prendre aucun risque. J'ai trop conscience de ce qui peut être et qu'il ne faut pas minimiser cela. Les paroles d'Abigaïl me reviennent à ce moment-là dans mon esprit. ”C'est ton destin.” Oui… Oui, c'est clairement ma destinée de m'occuper de ce mal. Enfin… si mal il y a. Je dois en avoir le cœur net.

Sans attendre, alors que les discussions continuent, je me redresse et les coupe en déclarant :
Bien, voici le plan que je propose. Tout d'abord nous allons voir le corps car c'est organique et chaque instant le dégrade un peu plus. Puis nous irons observer la pièce et essayer de trouver des indices, ensuite nous interrogerons Miss Court et le gardien pour enfin finir avec la maison du professeur Leiter. Avec cela, nous devrions déjà avoir une meilleure vision du tableau global.
Le doyen reste assis sans rien dire mais les deux inconnus questionnent quelque peu mes choix avec des arguments insipides que j'évacue d'un revers de main : ”Pourquoi pas d'abord le corps ? - Parce qu'il ne va pas bouger.“; ”Pourquoi ne pas aller voir le professeur Roach aussi ? - Parce que cette morue ne va rien nous apprendre.“; etc. ”Bien, donc c'est réglé ? Doyen, auriez-vous les clés de son bureau ? Je suppose que vous l'avez verrouillé.
-Tout à fait, les voici.
Je les récupère aussi vite que les précédentes et sors de la pièce, concentré sur toutes les informations que l'on nous a donné. Je suppose sans douter que les autres me suivront.
Les battements de mon cœur s’accélèrent. Je me rappelle de cette maison maudite, j'ai l'impression de revivre cet épisode en un autre lieu, en un autre temps. Il faut que je sois fixé. Et vite. Je presse le pas, sans attendre.

Ch. 3

Chapitre 3 - Éther et moisissures

Sans réfléchir plus à ma destination, je navigue à travers les bâtiments et les couloirs jusqu'à atteindre le bureau du docteur John Wheatcroft. J'apprécie cet homme mais il m'est difficile de dire pourquoi. Peut-être est-ce parce qu'il fait partie des rares individus à ne pas me juger.
Je m'arrête devant la porte et prend brièvement le temps de me retourner afin de vérifier que je n'ai semé personne sur le chemin. Marco est présent, le jeune et l'antiquaire aussi. Bien. Je toque donc.

Dr John Wheatcroft (Domaine public)

Des pas lourds précédés d'un ”J'arrive.“ se font entendre avant que la porte ne s'ouvre sur un homme d'une quarantaine bien entamée. Ses cheveux sont peignés de façon à mettre en évidence une raie impeccable qui va de pair avec sa moustache soignée. Son regard calme se pose sur nous et il semble mettre quelques secondes à me reconnaître.

Oh. Professeur Forson. Quel plaisir me vaut donc votre présence en ces lieux ? À vous et vos amis ?
Sa voix est lente et chaque mot arrive l'un après l'autre comme murement réfléchit. Ce flegme contraste grandement avec mon impatience et je me souviens que ce n'est clairement pas pour son débit vocal que je l'apprécie. Au contraire.
Docteur Wheatcroft, voici Marco Forson, mon frère, ainsi que deux autres personnes envoyées par le doyen.
- Ah oui ?
- Je suis Moïses Kimbrew, enchanté docteur, coupe l'antiquaire, visiblement pressé de se présenter en tendant sa main.
- Et je suis Joseph Baker, enchanté docteur Wheatcroft, s'empresse à son tour de signaler le jeune prêtre alors que John tend seulement la main pour serrer celle de Kimbrew.
- Oui, bon, ça va aller pour les présentations, dis-je en empêchant un deuxième serrage de main. Nous sommes là pour une affaire pressante : Leiter. Avez-vous eu le temps d'ausculter le corps ?
- Oh et bien justement… non. Je n'allais pas tarder à aller le voir, souhaitez-vous m'y accompagner ? Je sais que ça peut sembler un peu glauque mais après tout, ce n'est qu'un corps rigidifié par la mort. Il n'y a rien d'effrayant, sauf peut-être son visage. Non, je vous assure, ça aurait pu être bien pire. Je pense notamment à Hellenston Whitebridge, ah oui, c'était quelque chose, vous auriez vu cela…
- Docteur, si nous pouvions en discuter en chemin, cela nous ferait gagner un temps précieux, dis-je en serrant des dents.
- Oh oui, bien sûr, bien sûr. Laissez moi simplement le temps de retrouver mes clés.
- Prenez votre temps“, dis-je dans l'illusion de reprendre le contrôle sur ce gouffre à minutes.

Il est important d'être patient avec ce docteur moustachu car, comme tout le monde le sait sur ce campus, ce n'est pas un pressé. Loin s'en faut. Et quoique l'on fasse, que l'on s'énerve ou non, il ne se pressera jamais. Rompu à cet exercice, je tâche de réfréner mon envie de le bousculer en le laissant raconter des inepties tout en cherchant ses clés.
Je les avais laissé là, sur le bureau. Allons bon, fichtre, où sont-elles donc ? J'étais certain que… non, pas ici. Hummm… Oh ! Elles sont là, quelle tête en l'air je suis parfois. Bon, allons-y messieurs. Je vous suis.
- Euhm… Nous vous suivons plutôt, intervient Joseph.
- Comme vous voulez, suivez-moi donc c'est par ici. Le chemin de la morgue n'est pas très loin. Vous savez, durant mes années de médecines, je devais…
Le trajet se révèle parsemé de commentaires sur la vie sans intérêt de Wheatcroft, de ses années de médecines à son passé de médecin légiste, le tout prononcé avec un débit particulièrement agaçant de lenteurs.

Nous parvenons, après quelques interminables minutes, à atteindre les escaliers qui mènent à la morgue. Dès les premières marches, l'odeur nous prend au nez et seul John Wheatcroft y semble insensible. Cette odeur des produits antiseptiques mêlée à l'humidité ambiante est déplaisante. La fraîcheur de l'air hérisse les poils sous ma chemise. La mort nous environne et nous nous en rapprochons.
Le docteur nous mène jusqu'à une salle au milieu de laquelle trône une table sur laquelle est allongé un corps recouvert d'un drap blanc. L'expert prend le temps de mettre des gants en latex puis rapproche une table métallique sur roulette qui fait un bruit effroyable tant elle grince et cliquète à chaque mouvement. Sur cette table se trouvent divers objets dont je ne parviens à identifier que la moitié.
L'ancien légiste nous dit avec flegmatisme ”Voici donc le professeur Leiter. Il a certainement beaucoup souffert.“. Lorsqu'il retire le drap, nous découvrons le visage figé d'horreur du professeur d'histoire. Son visage me ramène à celui de Walter Corbitt, trois ans en arrière, lorsqu'il était étendu devant moi dans une salle sombre éclairée uniquement d'une lanterne. Le corps allongé sur la table. Le visage terrifiant…
Je reviens à la réalité alors qu'une discussion s'est entamé entre les quatre hommes. Je déglutis en essayant de me débarrasser de cette vision du passé. Le souhait étrange de Joseph m'y aide :
Je pourrais peut-être donner les derniers sacrements à ce pauvre homme.
- Oh mais bien sûr, faites donc, je vous en prie. Je vous laisse ma place, venez donc, propose le docteur en s'écartant.
- Avons-nous réellement du temps à perdre avec de telles inepties ? Il me semble qu'il y a plus urgent, rouspété-je.
- L'âme de cet homme erre dans l'attente de son rappel à Dieu, ça ne sera pas long, vous verrez.
- Soit, soit, dépêchez-vous dans ce cas !

L'ancien élève de science se lance donc dans une drôle de litanie qui ne retient nullement mon attention. Celle-ci est plutôt concentrée sur l'expression d'horreur qui fut la dernière réaction de l'homme avant de mourir. C'est comme s'il avait vu quelque chose d'horrible. Ou qu'il avait subi le martyr. Des frissons parcourt mon échine. Je ne m'y connais guère en cadavre mais j'ai la ferme intuition que le mal y est pour quelque chose. Je le sens.
Mon regard se lève et je croise celui de Marco. Ce grand gaillard ne semble pas dans son assiette, il semble à deux doigts de vomir. Moi qui allait proposer de le laisser pour assister à l'autopsie, me voilà déçu. Je suis doublement déçu que je le pensais plus endurci que cela depuis le temps, avec son métier. Peut-être l'ai-je surestimé ?
Moïses se rend compte de la situation et engage la conversation avec mon frère comme pour lui changer les idées. Je lui en suis reconnaissant et, après quelques secondes d'écoute et en voyant Marco répondre aux questions, je considère le problème comme réglé.
Le prêtre s'étant tu, John remercie Baker avant de nous demander si nous restons pour assister à l'autopsie qui, selon lui, pourrait se révéler très instructive et étonnante parce que, je le cite, ”Chaque autopsie est comme une surprise, on ne sait jamais à quoi s'attendre.“. Cette déclaration achève de nous convaincre et nous choisissons de le laisser procéder.

Sur une promesse de revenir dans une heure pour noter ses conclusions, nous empruntons le chemin inverse dans cette même atmosphère d'éther et de moisissures pour quitter la morgue.

Ch. 4

Chapitre 4 - En quête de témoins

L'air frais du mois d'Octobre contraste avec celui que nous venons de quitter. Bien qu'aussi frisquet, il est nettement plus pur à mon nez et semble nettoyer ma peau. Je ne prends le temps de respirer que quelques instants avant de reprendre la marche. Joseph Baker demande alors ce que l'on fait ensuite, je me contente de lui répondre :
Maintenant, nous allons étudier le bureau du professeur Leiter. Il est probable que des indices puissent expliquer son décès.
- Ce qui est certain c'est que c'est une mort inhabituelle. Vous avez vu son expression ? questionne Moïses Kimbrew.
- On aurait dit qu'il était terrorisé. Ce pourrait-il qu'il soit mort de terreur ? interroge le jeune prêtre.
- J'ai déjà entendu parler de tels cas mais je n'en ai jamais vu, déclare Marco.
- Je doute que ce soit aussi simple et même en admettant que ce soit cela, il aurait fallu un sacré choc pour que ça le tue de cette façon, dis-je, sceptique.
- Vous semblez avoir une autre idée en tête, monsieur Forson, mentionne Joseph.
- Professeur Forson.
- Professeur Forson, oui, veuillez m'excuser.
- J'ai effectivement autre chose en tête, mais il nous faut des preuves.

Le reste du chemin se fait plus en silence, les autres suivant simplement mon rythme. Nous déambulons dans les couloirs que je connais bien pour finalement nous retrouver devant une porte sur laquelle une plaque mentionne “Pr. Charles Leiter”. Je sors alors la clé confiée par le doyen et déverrouille la serrure.
La scène qui s'offre à nos yeux fait transparaître le bordélisme du professeur. Il y a des papiers partout, certains en pile sur le bureau, d'autres par terre en petit tas et de nombreux autres éparpillés sur le sol. L'étagère à documents déborde tout en étant mal fermée. Même pour lui, c'est étonnant, cela donne l'impression qu'il cherchait quelque chose en particulier à tout vitesse. Un papier, très probablement. Les documents qui auraient disparu ?
Marco s'avance dans la pièce et commence à mettre son nez un peu partout, ne déplaçant un document que le temps de le parcourir avant de le remettre à sa place, comme s'il se trouvait sur une “scène de crime”. La voix de M. Kimbrew suggère :
Je ne suis pas sûr que l'on soit très efficace à quatre dans cette petite pièce. Je me propose d'aller interroger mademoiselle Court, l'assistante et William le gardien.
- C'est une excellente proposition, M. Kimbrew ! Je vous accompagne, déclarè-je convaincu et de la remarque de l'antiquaire et du fait que les deux témoins pourraient nous en apprendre plus les documents éparpillés de Leiter.
- Eh bien, je vais aider à trouver des indices, annonce Joseph.
- Très bien, je vous enjoins à procéder de la même manière que mon frère.
- Parce qu'il fait partie de votre famille, je présume ? me raille l'espèce de gamin de vingt-cinq ans.
- Non, c'est simplement parce que c'est son métier, jeune homme. Donc apprenez et essayez de ne pas faire n'importe quoi. Bien. Maintenant que c'est réglé, allons-y, Kimbrew.

Clôturant la discussion, je délaisse donc le bureau pour me diriger vers l'administration.
Je suppose que mademoiselle Court doit avoir cours quelque part mais j'ignore où. L'administration sera certainement capable de nous en apprendre plus.
- C'est pertinent en effet. Ils pourront peut-être nous dire où trouver le gardien.
- Le gardien ? Ah oui, en effet, en effet, c'est possible.
J'avais quelque peu oublié que le gardien aussi avait vu des choses. Je mise plutôt sur le fait que la jeune femme en étude supérieure nous apprendra des choses intéressantes plutôt que sur un homme chargé du jardinage. Je présume cependant qu'aucune piste ne doit être écartée.
Nous sommes accueillis au bureau administratif de l'école par une femme au nom oubliable.
Oui, que puis-je pour vous messieurs ?
- Je suis professeur, vous devriez le savoir depuis le temps.
- Veuillez m'excuser professeur, je suis navrée. Je… Que puis-je pour vous ?
- J'aimerai savoir où a cours mademoiselle Court, c'est important !
- Mademoiselle Court…? Donnez moi un instant. Je vais voir.
- Bien mais dépêchez-vous.
- Hum… Professeur Forson ? m'interpelle Moïses pendant l'absence de la secrétaire.
- Quoi donc ?
- Peut-être devriez-vous faire preuve d'un peu plus de politesse avec les autres.
- Pardon ? Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous sommes pressés M. Kimbrew. Nous n'avons pas le temps de faire des pieds et des mains pour obtenir des informations.

La discussion se termine là-dessus puisque la secrétaire revient avec un morceau de papier et l'information. À la demande de l'antiquaire bien habillé, elle nous décrit aussi l'endroit où nous devrions pouvoir retrouver le fameux William. Je la remercie sèchement puis repart en direction de l'amphithéâtre F. Mon compagnon prend le temps de s'excuser en plus de la remercier puis me rejoint en trottinant. Il n'a visiblement pas compris l'urgence de la situation. Et s'il n'a pas compris cela… je suppose qu'il n'a aucune conscience des dangers potentiels. Je n'ai pas encore de preuve, certes. Pas assez du moins. Mais je le sens bien. C'est MON moment, je le sens.
Il lui reste un quart d'heure avant la sortie du cours, nous l'attendons ici ou… commence Kimbrew.
- L'attendre ? Non, nous allons aller la chercher maintenant. C'est maintenant que nous avons besoin d'elle.
- Bien… Je m'attendais à une telle réponse de votre part, c'est pourquoi je vous propose d'y aller pendant que je m'occupe de retrouver le gardien.
- C'est une excellente idée, M. Kimbrew ! Retrouvons-nous dans cette cour, juste ici dès que nous sommes prêts. Nous gagnerons encore du temps.

Suite à cela, je regarde partir l'homme puis revient à la porte de l'amphithéâtre. J'inspire, me redresse puis débarque dans une vaste salle de cours où un tiers des chaises semblent occupées. Le bruit de l'ouverture grinçante interrompt le professeur Pondestoum et attire de nombreux regards d'étudiants.
Faisant fi des interrogations et des murmures, je descends plusieurs marches jusqu'à me retrouver au milieu des escaliers. L'interrompu se met à bafouiller :

Emily Court (Domaine public)

Mais… mais enfin, professeur Forson, nous sommes… sommes en plein cours, est-ce que tout va bien ?
- Navré d'interrompre votre cours, professeur Pondestoum, mais j'ai besoin de mademoiselle Court.
- Euh mais, je… elle…
- Est-elle là, oui, ou non ?
- Oui, oui, elle est là, euhm… Mademoiselle Court ? Oui ? Mademoiselle Court ? Lev…
- Levez-vous, prenez vos affaires et suivez moi. Maintenant ! interrompé-je mon collègue qui ne sait où se mettre à présent. J'éprouve un léger remord puis me souvient l'avoir entendu rire à une plaisanterie dont j'étais l'objet, il y a trois semaines. Mon remord disparaît bien vite. Allons, dépêchez ! -Je me tourne vers l'homme déstabilisé qui remet machinalement en place ses lunettes comme pour se redonner une contenance- Professeur Pondestoum, je vous laisse à votre cours. Navré de vous avoir interrompu.
Je n'en pense pas un mot et ressors suivi d'une jeune femme de 22 ans, aux cheveux coupés courts, au visage visiblement peu rassuré et qui serre ses affaires contre sa poitrine.

À peine sommes-nous sortis de l'amphithéâtre que celle-ci ne peut s'empêcher de me questionner :
Euhm… professeur…? Pourquoi est-ce que…? commence-t-elle avant que je ne la coupe en levant une main.
- Pas maintenant, jeune fille, pas ici. Suivez-moi et taisez-vous.
- Mais…
- Pas de “mais” !
Mon ton sec parvient à la raisonner car elle renonce à sa question. Nous rejoignons donc dans la cour Moïses Kimbrew qui semble avoir trouvé notre homme jardinier.

Ch. 5

Chapitre 5 - Catoptrophobie

Parfait, vous êtes là. Allons dans le bureau pour discuter en toute discrétion.
- Bonjour professeur Forson, me salue le gardien dont j'ai oublié le nom. Je suis surpris qu'il se souvienne de mon nom mais en y réfléchissant bien, ce n'est pas impossible que ma réputation ait atteint toutes les oreilles indiscrètes de ce campus.
- Bonjour à vous. Nous n'avons pas de temps à perdre donc pressons le pas.
- Comme vous voulez professeur mais c'est pour parler du professeur Leiter que nous s… commence-t-il avant que je ne le coupe d'un bruit de bouche sifflant et d'un geste de la main.
- Chaque chose en son temps. Veuillez vous taire et nous suivre.
Le regard que me lance Moïses à ma droite m'exaspère. Il semble me réprimander et je déteste ça. Qui est-il donc pour me donner des leçons de vie ?

De nouveau devant la porte du bureau de Leiter, je prends le temps de jeter un regard dans le couloir puis, satisfait de n'y voir personne, j'ouvre la porte et fait rentrer nos deux témoins. Kimbrew entre à leur suite et je me glisse derrière lui avant de refermer vivement le battant. Nous nous retrouvons à six dans une pièce quelque peu exiguë mais suffisante pour l'interrogatoire que j'envisage. Alors que je me tourne vers nos deux témoins, je remarque que le bureau est en fait séparé en deux par une arche. Je comprends qu'il y a donc le bureau du professeur décédé d'un côté et celui de son assistante de l'autre. Celui-ci est, au demeurant, sacrément mieux rangé.
Marco et le prêtre nous regardent. Le premier semble un peu perplexe alors que le second semble un peu pâle. Serait-il claustrophobe ? Je reviens à nos invités et m'adresse à eux de façon directe, mon regard principalement porté sur l'étudiante :
Nous sommes chargés par le doyen d'enquêter sur la mort du professeur Leiter. Vous avez été les deux premiers à découvrir son corps, j'aimerai donc que vous nous en disiez plus. Commencez par le début.
Il y a un instant de flottement durant lequel je vois les yeux de la jeune femme s'embrumer au souvenir que je ressasse. Elle essaye de parler avant de mettre son poing devant sa bouche, nerveuse. Je souffle du nez, dépité. Heureusement, l'autre témoin se montre plus loquace.
Eh bien, professeur, j'ai été fait mandé par quelqu'un parce qu'une porte était verrouillée. Donc ben j'y suis allé et c'est cette demoiselle là qui attendait devant la porte. J'ai juste ouvert la porte avec mon passe et c'est là qu'on a vu le corps du … enfin, il était allongé par terre et le bureau était comme ça. J'me suis pas trop inquiété parce que c'est pas le premier bureau en foutoir que j'vois, y a même des consignes pour ne surtout pas “déranger” certains et…
- Monsieur William, comment était le corps ? Dans quelle position était-il ? Où était dirigée sa tête ? le coupe le détective privé.
- Ben, il était là, comme ça. Sa tête était là, j'm'en souviens bien, ses pieds étaient juste devant le miroir.
En parlant, le gardien montre avec ses bras où était disposé le corps à sa découverte. Lorsqu'il parle du miroir, je vois Marco se déplacer d'un pas et le révéler. Un grand miroir de simple facture. Ce que j'en comprends me fait penser qu'il regardait le miroir lorsqu'il est mort. Ou qu'il a été déplacé ainsi. Marco me confirme cependant n'avoir observé aucune trace qui pouvait laisser penser qu'on l'aurait trainé ici.

Je reprends alors la discussion en essayant d'en apprendre plus sur les études de Miss Court et sur les raisons qui l'ont poussé à briguer ce poste auprès de Leiter. Elle m'apprend qu'elle étudie aussi l'histoire et les vieux documents, que cela l'a toujours intéressée. Parler de ses études semble la détendre un peu. Nous continuons un peu la discussion et de façon assez subtile, j'oriente ses prochaines recherches sur quelques pistes qui me sont encore obscures mais qui pourraient aider mes propres recherches. N'y voyant que le conseil d'un mentor, elle me remercie chaleureusement. Emily Court sera donc un contact à conserver au sein de ce campus.
Moïses et Joseph réorientent la discussion sur notre enquête et la questionnent notamment sur le comportement de Charles Leiter ces dernières semaines.
Il était de plus en plus agité, c'était très étonnant. J'ai l'impression qu'il devenait même paranoïaque.
- Paranoïaque ? C'est ce qui expliquerait selon vous l'installation de ces verrous sur la porte ? questionne mon frère en pointant les verrous que je découvre derrière moi.
- Oui, en effet. Il les a fait mettre la semaine dernière, si je me souviens bien.
- Avait-il des raisons d'être inquiet ? Avait-il reçu des menaces ? demande Joseph.
- Pas à ma connaissance, non. Il était apprécié de tout le monde. -Je manque de m'étouffer en entendant une telle ineptie- Enfin presque.
- Pour en revenir aux documents que vous avez reçu à étudier, pensez-vous que cela pourrait avoir un lien ? Quand les avez-vous reçu ? Quand est-il devenu paranoïaque ? réoriente l'antiquaire.
- Eh bien… Je sais qu'il a reçu les documents début Juin mais je n'ai commencé qu'en Août et tout semblait bien aller pour lui. Il était normal. Ça doit faire… trois semaines, peut-être, qu'il s'est mis à se comporter bizarrement et de façon plus paranoïaque.
- Vous a-t-il dit de quoi il avait peur ? demandé-je à mon tour.
- Non, pas vraiment. Je l'ai vu sursauter une fois quand il regardait le miroir. Je pensais qu'il était dans ses réflexions mais c'est bizarre vous ne trouvez pas ? Son regard dévie vers moi en quête d'une confirmation.
- C'est bizarre, en effet… dis-je en regardant ledit miroir.
- En fait… Justement Stephen, en parlant du miroir… commence Marco, incertain. Joseph semble avoir vu quelque chose d'étrange dedans. Mon regard se tourne vers le prêtre et je le vois baisser la tête.
- Eh bien ? Parlez ! Qu'est-ce que vous avez vu ?
- Je n'en suis pas sûr mais… j'observais juste le miroir et son cadre abimé quand j'ai eu l'impression de voir quelque chose de flou qui a attiré mon regard. Et… Et bien, ensuite j'ai eu l'impression de voir quelque chose, comme si quelqu'un se tenait derrière moi. Mais je me suis retourné et il n'y avait rien donc et bien… je… sa voix se perd et Marco prend sa suite.
- J'ai regardé aussi et j'ai rien vu mais bon, vu qu'on parlait de miroir.

Cette révélation me glace le sang. Un phénomène étrange. C'est ainsi que ça a commencé la dernière fois. D'abord un son, des meubles qui grincent à l'étage et ensuite… c'est de pire en pire. Il me faut savoir. Peut-être qu'il ne s'agit que de catoptrophobie mais il est tout de même peu probable que Joseph et Charles Leiter souffrent de la même phobie des miroirs.
Je vois Moïses qui se déplace pour aller observer de plus près le miroir et je réagis alors précipitamment en ouvrant la porte.
Miss Court, monsieur, veuillez patienter dans le couloir que l'on ait terminé notre discussion. Nous reviendrons vers vous donc ne vous éloignez pas.
Sans attendre de réponse, je les pousse simplement dehors puis referme. Deux potentielles victimes en moins me dis-je en réalisant avec surprise ma réaction. C'est inhabituel mais ça m'a semblé obligatoire voire naturel d'agir ainsi. Moins de personnes seront en contact avec le Mal, mieux ça vaudra, pensé-je.

Marco et Joseph sont concentrés sur Moïses qui est lui-même concentré sur le miroir.
Quelques secondes s'écoulent avant qu'il ne recule avec violence du miroir. Il semble chercher des yeux quelque chose, affolé. Son visage exprime la peur, non, la terreur. Il bredouille en reculant alors que son regard alterne vivement entre le miroir et l'espace contre le mur en face :
J'ai vu le… le flou aussi… Et… c'est pas normal. C'est vraiment pas normal. Y avait quelqu'un… juste… juste là !
Marco regarde le miroir sans rien voir d'étonnant et j'ai beau regarder autour de moi, je ne vois rien d'étrange non plus. La chose la plus bizarre ici étant le comportement de Moïses. Malgré ce constat, je crains que le miroir ne soit plus dangereux qu'il n'y paraît. Il me faut savoir. Il me faut comprendre le Mal pour réussir à l'endiguer.
Je déglutis. Je n'ai aucune envie d'y aller et pourtant personne dans cette pièce, dans ce campus probablement, n'est plus à même que moi pour résoudre ce problème. Il s'agit de ma croix. De ma destinée comme dirait Abigaïl. Je m'approche donc lentement et commence par faire le tour du cadre avec mes doigts. Celui-ci est en métal froid mais il semble être fondu sur un coin. Ce détail attire mon attention mais je sais qu'il n'est rien comparé au miroir en lui-même.
Mon cœur s'accélère, je me sens transpirer. Je dois savoir. Je dois savoir !
Profitant d'un instant de certitude, je plonge mon regard pour contempler mon reflet et celui de la pièce.

Ch. 6

Chapitre 6 - Manque de preuves

Je me vois. Tout comme je vois la pièce reflétée autour de moi. Je regarde un peu partout. Je laisse trainer volontairement mes yeux à certains endroits, comme pour attendre qu'ils soient attirés par… je ne sais quoi. Mais rien. Après cinq minutes, je m'en détourne, perplexe et dans un mélange de déception et de soulagement.
Ma conviction au sujet de ce miroir est qu'il est potentiellement dangereux et qu'il ne réagit pas avec tout le monde. Peut-être que seuls les simples d'esprit se font avoir ? Quoiqu'il en soit, je décroche le miroir et le retourne, de façon à ce que personne d'autre ne plonge en lui. Marco me demande, un peu hésitant :
Alors ?
- Alors je n'ai rien vu mais ça ne signifie pas qu'il n'y a rien. -J'observe les deux autres hommes- Je vous crois et il vaut mieux ne prendre aucun risque. Interdiction de regarder ou même de toucher ce miroir à présent ! On ne veut pas un deuxième Leiter.
- Vous… vous pensez vraiment que c'est ce qui a causé sa mort ? me questionne l'antiquaire encore peu sûr de lui.
- C'est une piste à ne pas écarter en tout cas. Mais il nous manque clairement des éléments. Essayons de voir si mademoiselle Court peut nous en apprendre plus sur ce miroir.

Suite à cela, nous réouvrons la porte pour faire entrer de nouveau l'assistante aux cheveux courts et le gardien à la carrure solide. La courte discussion qui s'ensuit ne nous apprend cependant rien d'exploitable. Ni la première, ni le second ne se révèle capable de me dire depuis quand ce miroir existait ni d'où il provenait, l'argument de la fille étant qu'elle n'est là que depuis quelques mois, celui du gardien qu'il n'entre que rarement dans les bureaux. Des arguments cohérents mais pour le moins agaçants. Ce dernier nous propose cependant d'aller voir à l'intendance si nous tenons absolument à découvrir sa provenance. Et oui, j'y tiens, je me le note donc.
Bien, vous n'aurez pas été d'une grande aide mais je vous remercie pour ces informations. Vous pouviez y aller mademoiselle Court.
- Professeur Forson, un peu de respect ! s'exclame Moïses alors que la jeune fille se raidit avant de s'en aller.
- Eh bien quoi ? Je l'ai remercié, non ?
- Certes mais pas de façon très courtoise.
Je soupire de cette remarque insipide. Comme si la courtoisie allait nous aider à résoudre ce mystérieux décès et ce vol conjoint de documents.
Sans attendre, je congédie de même l'homme aux clés sans y mettre plus les formes. À son visage, il ne semble pas s'en préoccuper et s'éloigne sans un mot. Ce qui me surprend c'est la nouvelle réaction extravagante de Moïses qui lui court après.
Curieux, je les observe se rejoindre puis s'arrêter au bout du couloir et discuter. Je patiente jusqu'à ce que le trentenaire revienne à nous, le visage rayonnant.
J'ai appris quelque chose d'important ! Il semblerait que le professeur Leiter et le professeur Roach entretenaient une relation pour le moins conflictuelle.
- Ne serait-ce pas le même professeur que celui qui a accompagné le doyen fouiller la maison du professeur Leiter ? fait remarquer le jeune prêtre.
- Si, en effet, confirme Marco dont la mémoire est particulièrement bonne.
- Voilà qui est intéressant… je pense que nous avons notre suspect principal, dis-je sur un ton satisfait.
- N'allons pas non plus trop vite en besogne, il nous faut plus de preuves, argue le détective pendant que Joseph Baker me glisse sournoisement :
- Vous semblez un peu trop satisfait à cette hypothèse.
- Roach n'est qu'un irascible incapable à la langue bien trop pendue. Ça lui ressemblerait bien d'être un tueur aux méthodes exotiques !
- Allons, mon frère, évitons ce genre d'accusations sur le simple témoignage d'un homme.
- Il a pourtant raison, c'est bien connu que les deux hommes ne s'appréciaient pas, continué-je. Il me semble d'ailleurs avoir plusieurs fois entendu des disputes entre eux donc ça me semble être le motif, n'est-ce pas ?
- Non, pas du tout. Ne pas aimer quelqu'un est loin d'être un motif suffisant pour un meurtre, tempère Marco.
- Vous devriez pourtant en être le premier conscient, me pique juvénilement Joseph.”
Je me contente de lui adresser un regard noir et avant que je ne trouve les mots pour lui répondre, Moïses Kimbrew désigne sa montre.
Nous devrions aller voir si le docteur Wheatcroft a terminé son autopsie. Cela fait plus d'une heure.

J'acquiesce, à contre-coeur car j'aurai voulu poursuivre le débat avec le gamin mais je me reprends bien vite puis acquiesce une deuxième fois, plus énergiquement. L'enquête est plus importante que ce que pense cet étudiant raté. Le Mal est plus important que toutes les piques et quolibets que l'on peut avoir me concernant.
Nous refermons à clé le bureau du feu professeur Leiter puis nous repartons vers l'antre du docteur Wheatcroft: la morgue.
L'air frais et humide nous enveloppe de nouveau et cette odeur désagréable de formol se rappelle à nous. Nous retrouvons rapidement le chemin jusqu'à la salle d'autopsie et c'est un Dr Wheatcroft blême qui nous y attend. Cela m'interpelle. En effet, j'ai beau chercher dans mes souvenirs, je ne crois pas avoir déjà vu cet homme flegmatique au possible être affecté par quoique ce soit. Le découvrir en état de choc me dérange.
Il semble ailleurs. D'un double claquement de doigts vers son visage, je tâche de le réveiller mais le réflexe similaire de Marco me surprend un temps. C'est vrai que nous avons eu le même père et que nous tous deux subit ses mimiques au point de les récupérer. À cet échange fraternel qui me manquait, un léger sourire teinte mes lèvres. La voix de Joseph l'efface :
Docteur Wheatcroft ? Est-ce vous allez bien ?
- Euhm… je…
- Avez-vous eu le temps d'étudier le corps et d'écrire un rapport ? questionné-je sans prendre de gants pour le remettre sur les rails.
- Le corps…? Oui, le corps, alors non, enfin oui, j'ai pu étudier le corps et honnêtement je n'ai jamais rien vu de tel. En revanche, non, je n'ai pas eu l'occasion d'écrire mon rapport encore, il va me falloir un peu de temps, peut-être que si vous revenez dans une heure…
- Ou bien vous nous faites un compte-rendu à l'oral avant d'écrire votre rapport, suggère Marco en le coupant.
- Oh ? Oui, oui, ça devrait être envisageable de procéder ainsi, c'est un peu original mais je vois à vos visages que vous semblez un peu pressés, je me trompe ? Non… on dirait que non. Eh bien que dire ? Ah oui ! Je n'ai jamais vu cela ! Et surtout : je ne comprends pas. Cela n'a pas de sens. Voyez-vous, j'ai procédé à l'autopsie comme vous me l'aviez demandé et comme je le fais assez naturellement dans ce genre de cas, bien que, il faut le reconnaître, ça n'arrive pas fréquemment. Toujours est-il que là, je n'ai aucune explication.
- Aucune explication sur quoi ? m'impatienté-je.
- Eh bien sur ce qui expliquerait que ses organes aient cuit de l'intérieur sans que son épiderme extérieur ne soit brûlé.
- Pardon ?
- Voyez-vous, ce genre de blessures est courant chez les corps carbonisés que l'on nous ramène lors des incendies ou d'autres événements qui ramènent des cadavres calcinés, là, le corps semble indemne mais ses organes sont complètement brûlés. C'est aberrant et je ne me l'explique pas.
- N'aurait-il pas pu ingurgiter quelque chose, un poison ou un produit chimique…? commence Marco, incertain.
- Aucun produit à ma connaissance n'aurait pu générer de tels dégâts. Je vous le répète, je ne comprends pas.
- Le cadre du miroir aussi était brûlé, même fondu. Ça ne peut être une coïncidence, fait remarquer l'antiquaire pour nous seuls.”

Pour ma part, je prends des notes de tout ce que Wheatcroft nous dit et j'acquiesce à la remarque de Kimbrew. Je ne crois pas aux coïncidences, surtout pas lors de tels événements. L'ancien légiste s'éloigne pour se rafraîchir un peu avant d'entamer la rédaction du rapport qui sera disponible, nous dit-il, “d'ici une heure, une heure trente grand maximum”.
Selon moi, il nous manque des pièces mais j'ai l'impression que le puzzle va finir par parler. Un frisson me parcourt l'échine, j'ai le sentiment que le temps nous est compté et l'ambiance macabre du sous-sols commence à me peser. Je me redresse donc en déclarant :
Il nous faut aller enquêter au domicile de Leiter. Il nous manque des indices et je suppose que nous en trouverons là-bas.
- Nous pourrions peut-être aussi aller interroger le professeur Roach avant ? Il aura peut-être des choses à nous apprendre, mentionne Joseph.
- Non. Il nous faut plus de preuves avant de le confronter. Explorons les autres pistes avant.
- Professeur Forson, vous semblez bien sûr de la culpabilité de Roach.
- Je vous l'ai dit : c'est un emmerdeur de première aux méthodes douteuses et détestables. Je ne le laisserai pas s'en tirer et je préfère qu'on ne lui mette pas la puce à l'oreille, il pourrait prendre la fuite.
Un soupir de la part du prêtre ou de l'antiquaire se fait entendre et clôt la discussion. Marco nous montre ses mains et ce qu'il a trouvé dans les poches de Leiter : un peu d'argent et quelques babioles inutiles. Rien de bien intéressant somme toute, c'est dommage.

La prochaine étape se dessine donc clairement : nous devons aller chez le professeur décédé. Nous avons son adresse, Marco a une voiture. C'est donc ainsi que nous irons.

Ch. 7

Chapitre 7 - La maison de Leiter

Alors que Marco prend la place du conducteur, je prends naturellement celle du copilote, plus confortable que celles de la banquette arrière où s'installent nos deux compagnons du jour. Alors que le véhicule démarre en crachant, je me mets à réfléchir à voix haute principalement parce cela m'aide à organiser mes pensées plutôt que pour les partager aux gens qui m'entourent :
Toute cette histoire ne m'inspire rien de bon. De vieux documents qui disparaissent, un professeur paranoïaque qui meurt d'une façon mystérieuse vraisemblablement provoquée par une cause irréaliste, un miroir qui fait voir des choses qui n'existent pas, cela commence à faire beaucoup de choses. Ce qui m'interpelle c'est pourquoi c'est le professeur Leiter qui a été choisi pour étudier les documents, ils auraient pu me les confier ou du moins à quelqu'un d'un peu plus compétent que lui. L'autre chose qui m'intrigue c'est ce miroir. J'aimerai savoir d'où il vient, depuis quand il est ici et s'il n'aurait pas un lien direct avec le décès ou les documents. Il semblait anodin pour moi mais, de ce que vous en dites, il n'en est rien…
- Je confirme que j'ai bien vu quelque chose, appuie Kimbrew.
- Et moi aussi… lâche le jeune prêtre.
- Commençons par la maison, nous obtiendrons peut-être des indices qui orienteront ensuite nos recherches, rationalise le détective privé avant de poursuivre : Nous ne sommes pas bien loin, il vit dans une des résidences mises à disposition des professeurs, si j'ai bien compris.
- Moui c'est cela… dis-je sans beaucoup de conviction, redoutant la question qui suivrait avec son lot de jugements.
- Et vous donc, professeur Forson, est-ce donc là que vous vivez aussi ? demande Joseph, curieux.
- Pas du tout, répliqué-je sèchement avant de changer de sujet : Prends à droite, Marco, nous y sommes. Ce doit être l'une de ces maisons, juste là.

Et effectivement, une minute après, nous nous garons près du domicile de feu Leiter. Sa maison est très similaire aux cinq autres maisons de sa rue : un cottage de dimensions correctes, doté d'un jardin clôturé qui l'entoure. En cette heure du déjeuner, il y a quelques voitures garées ainsi que deux personnes dans la rue mais aucune d'entre elles ne semble faire attention à nous.
En sortant de la voiture, je prends rapidement Marco à part en lui glissant simplement : ”Faisons le tour.” Il me lance un regard surpris mais acquiesce sans rien dire lorsqu'il se rend compte du sérieux de mon visage. L'un des deux autres énonce :
Je vais voir l'entrée.
- Je vais faire le tour, déclare Marco, aussitôt suivant par mon :
- Je l'accompagne.
Il n'y a aucune réaction négative ou suspecte de la part de l'antiquaire ou de l'ancien étudiant, c'est parfait. Pendant que nous faisons le tour, je profite d'être seul avec Marco pour lui expliquer à voix basse mais d'un ton grave ce qui me tracasse :
Écoute mon frère, j'ai bien conscience que tout ceci va te paraître fou mais je t'en prie, je te le demande le plus sérieusement du monde : laisse les autres passer devant et ne touche à rien qui pourrait être dangereux. Non ! mieux : essaye de toucher au moins de choses possibles. Touche avec tes yeux comme père aimait tant le dire. Je ne rigole pas.
- Hum… tu m'as l'air bien sérieux tout d'un coup. Tu as déjà vu cela ?
- Pas exactement cette situation mais… oui, j'ai déjà vu ce que… j'ai déjà vu quelque chose du genre. Je n'ai pas encore de preuves, c'est trop flou mais soyons prudent. S'il faut pénétrer dans une pièce je préfère que ce soit l'un d'entre eux qui passe le premier pas, comprends-tu ?
- Pas vraiment, non.
- Eh bien tant pis, je te le demande simplement : laisse les passer devant, veux-tu bien ?
- Je t'ai rarement vu aussi sérieux, même quand tu parles de tes livres alors oui, bien que ce soit une demande des plus bizarre, je… je les laisserai passer devant moi.
- Merci Marco laissé-je m'échapper, soulagé, avant de reprendre d'un coup quand mon regard s'arrête sur la porte arrière : Tu vois, ça ? On dirait qu'il a fait installer une sacrée quantité de verrous, c'est un signe qui ne trompe pas.
- Un signe qu'il était parano ?
- Hum… pas exactement mais presque. Retournons voir les autres. Mais rappelle toi ce que je t'ai dis !
- Oui, oui, c'est noté, Stephen.

Nous terminons notre tour en même temps que notre discussion. Joseph demande impatiemment s'il est possible d'ouvrir la porte pour aller explorer. L'observation par les quelques fenêtres non obstruées par des rideaux ou des volets n'ayant rien fait ressurgir d'étonnant. J'acquiesce et les rejoins avant de déverrouiller la porte. Mes mouvements sont légèrement fébriles car je m'attends à tout. Fort heureusement, personne ne semble le remarquer. Déverrouillée, je tourne simplement la poignée pour ouvrir le battant puis je m'éloigne en déclarant simplement : ”C'est ouvert.” L'ancien étudiant me remercie, pousse la porte pour l'ouvrir en grand puis se précipite d'un grand pas à l'intérieur avant de s'arrêter sur le palier. Il se baisse et ramasse une lettre visiblement adressée au professeur décédé. Il nous jette un regard interrogateur et je suis obligé de le presser :
Eh bien ?
- Oui, euhm… Il semblerait qu'elle provienne de… l'asile d'Arkham ?
- De l'asile ? reprend, étonné Moïses Kimbrew.
- Il semblerait, oui.
- Et que dit cette lettre ? pressé-je.
- Vous… voulez que l'on l'ouvre ?
- Ça m'a tout l'air d'être un indice potentiel, non ? dis-je en regardant Marco qui acquiesce
- En effet, ça y ressemble.
- Bon, d'accord… Et donc… On a là un… avis d'admission, a priori, et… un certificat de visite pour un certain… Cecil Hunter. Ce nom vous dit quelque chose ?
- Pas le moins du monde.
- Peut-être un proche, hasarde l'antiquaire.
- Il est écrit que le professeur Leiter semble être le tuteur temporaire de ce monsieur Hunter et que c'est pour cela qu'il est autorisé à lui rendre visite. C'est probablement de la famille, suppose Joseph.
- Peut-être bien… Y a-t-il autre chose ?
- Eh bien… il semblerait que la lettre ait été envoyé le 20 Septembre et que l'autorisation soit récente.
- Faites-moi voir” demandé-je sur un ton péremptoire.
Je n'apprends rien de plus que ce que Joseph nous en a décrit mais je suis soulagé d'en avoir la certitude. Ce dernier et Kimbrew pénètrent dans la maison pendant que je termine la lecture. Un coup d’œil rapide m'apprend que rien ne semble suspect à l'intérieur, je range donc la lettre dans ma sacoche puis franchit le seuil à mon tour, aussitôt suivi par mon frère.

La porte d'entrée donne sur un salon doté de deux canapés et d'un fauteuil vert assortis faisant face à une cheminée éteinte. La pièce semble clairement avoir été fouillée, et ce très probablement par Roach et le doyen. Je me permets de commencer par faire entrer la lumière dans cet espace qui m'oppresse et me rappelle beaucoup trop une autre maison. J'ouvre les rideaux et les volets clôt.
Des bruits de pas rapides dans les escaliers me font sursauter avant que je ne comprenne qu'il ne s'agit que du jeune Baker qui a décidé d'aller explorer seul l'étage. Le sang bat dans mes tempes, je prends conscience d'à quel point je suis stressé d'être dans cette maison. Je m'en méfie et me contente donc d'observer sans rien toucher, prêtant attention aux gestes de Kimbrew et de Marco. Bien que cela me semble étrange, celui-ci s'est naturellement dirigé vers la cheminée. Il s'accroupit et se met à trier les morceaux de cendres et de charbon. J'allais intervenir pour lui conseiller de fouiller quelque chose de plus pertinent quand il se redresse avec un petit morceau papier brûlé entre les doigts.
J'ai trouvé quelque chose. C'est écrit… Lucy. Et il y a une date, le 21 Septembre ainsi qu'une heure : 19h45
Ce nom ne me dit rien mais je le note dans mon carnet ainsi que les informations et les circonstances de cette découverte. Kimbrew qui feuilletait le courrier tire une lettre qu'il nous montre :
Visiblement, il était en correspondance avec Abner Wick.
- Ce nom me dit quelque chose… Ne serait-ce pas un antiquaire lui aussi ?
- Exactement, et plutôt un qui tire très bien son épingle du jeu d'ailleurs. C'est quelqu'un que je côtoie peu mais de ce que j'en sais sur lui, il est toujours sur des affaires ésotériques, c'est de cela qu'il fait son beurre d'ailleurs.
- Hum… un charlatan qui tire profit de la crédulité de la plèbe, je vois. Je me demande le lien avec Leiter.
- Peut-être qu'il lui vendait des choses ou qu'il en authentifiait pour lui…?
Difficile d'avoir réponse à une telle question avec si peu de matière. Je me mets en tête que si nous trouvons son bureau, il est possible que tous ces noms nous mènent enfin à quelque chose de tangible. Pendant que Marco fouille ce qui semble être un simple placard, l'antiquaire propose d'explorer la maison par la gauche. Pour ma part, je me dirige vers la porte qui me fait face, juste à côté du placard ouvert.

Ch. 8

Chapitre 8 - Les affaires de Leiter

Cette porte est celle d'un bureau visiblement. À l'image de celui de l'université, celui-ci est désordonné et laisse à penser qu'il a été complètement retourné. Il y a des liasses de papiers un peu partout, des rapports, des carnets, des feuilles volantes, des classeurs aussi bien ouverts que fermés. J'appelle Marco pour qu'il vienne me donner un coup de main. Il arrive et, voyant le bazar prend une minute pour l'observer. Je prends mon mal en patience, sachant qu'il fait certainement une analyse rapide afin de nous faire gagner du temps. C'est difficile pour moi de laisser passer toutes ces secondes, c'est pourquoi je commence à lire le titre de certains papiers afin d'en apprendre quelque chose.
Je n'apprends pas rien d'utile. Le détective se réactive et m'indique où chercher ainsi que quoi chercher : plutôt des carnets. Soit. Je me mets à farfouiller un peu partout et trouve dans le meuble de bureau, au milieu de plusieurs papiers et feuilles inintéressantes, un carnet de notes recouvert d'un cuir sombre. Je l'ouvre et découvre de nombreuses lignes faisant référence à des transferts d'argent. À de sacrés transferts d'ailleurs au vu des chiffres, je suis choqué de tout cet argent qui a transité par Leiter. À côté de chaque entrée se trouvent des initiales. J'ai beau essayé de faire quelques rapprochements aucune ne me parle. En revanche, les sommes qui correspondent à des pertes énormes possèdent toutes un petit commentaire : ”Dettes de jeu”, “Voyage à Atlantic City”, “Alcool”, etc. Et celles qui semblent rapporter le plus possèdent plutôt le commentaire suivant : “Vente de…”. Je n'aime pas ce que j'en lis mais je commence à avoir une certaine image du professeur décédé et ça ne lui rend pas honneur. Il semblerait que ce cher professeur se faisait beaucoup d'argent en revendant des objets historiques et en authentifiant de fausses œuvres pour recouvrir des dettes de jeu qui ne faisaient que de grandir. J'éprouve aussi une certaine jalousie lorsque je reconnais le nom de certaines bouteilles de scotch et de whisky qui ont fini dans le gosier de cet ivrogne plutôt que dans le mien.
Fort heureusement, alors que j'épluche ce relevé de comptes, Marco m'annonce une excellente nouvelle : il a trouvé de l'alcool de contrebande caché derrière un placard. Ô joie ! Alors que je cherche un verre du regard, les papilles excitées par l'espoir de boire autre chose que de l'eau ou du café, Marco me houspille légèrement et demande à voir ce que j'ai trouvé. C'est donc quelque peu frustré que je lui partage ma découverte qui semble pourtant bien terne à côté de la sienne.

Nous continuons nos recherches pendant un bon quart d'heure. Je ne trouve pas aucun verre et pas beaucoup de choses intéressantes. Sans me soucier d'être vu ou non, j'attrape une des bouteilles d'alcool de derrière le placard et la glisse dans mon sac. Cela constituera une partie de mon paiement, me dis-je avant de reprendre mes recherches. Il y a de nombreux papiers d'études et de notes et bien que certaines semblent concerner directement les documents que nous cherchons, ceux-ci sont introuvables. Mon frère parvient tout de même à faire une autre trouvaille intéressante :
Stephen, viens voir. Apporte le carnet.
- Qu'as-tu donc trouvé d'intéressant ?
- Il y a une très grande collection de lettres et de correspondances ici. J'ai pris le temps d'en lire quelques-unes et ça m'a intrigué.
- Ah oui ? demandé-je un peu grinçant et impatient.
- Oui, est-ce que tu peux regarder si tu trouves un certain E. N. dans le carnet ? Aux alentours d'Avril.
- Hum… Avril… Avril… Non, attends… Mai, Avril ! E. N. tu m'as dis ? Hum… Oui, je l'ai !
- Excellent et est-ce que tu as une certaine A. S. en Octobre dernier ?
- Attends voir… Eh ben, il a été actif le bougre. Octobre, oui, A. S… Non, je n'ai rien.
- Tu es sûr ?
- Et toi, tu es sûr de reconnaître les initiales ? lancé-je, piqué au vif en parcourant de nouveau des yeux la liste.
- Attends. La lettre parle d'un paiement le mois précédent. Regarde à…
- Septembre, oui, je sais. Et je l'ai : A. S.
- Parfait, je pense que nous avons moyen de retrouver la plupart de ces contacts ainsi.
- Surtout que nous en connaissons déjà un : Abner Wick. Il fait partie des derniers à avoir acheter quelque chose à Leiter, regarde : A. W.
- En effet, c'est une piste intéressante.

Chez Leiter - Rez-de-chaussée

Alors que Marco conclut notre discussion, Joseph Baker débarque en nous apprenant qu'il n'y a rien d'intéressant à l'étage. Juste des chambres et des sanitaires. Glacé d'un coup par une pensée, je lui demande abruptement :
Est-ce qu'il y avait des traces au sol ?
- Des traces de quoi ? De pas ? Non, il…
- Pas de traces d'empreintes, abruti ! Est-ce qu'il y avait des traces laissant penser qu'un meuble lourd aurait pu bouger ?
- Euh… Non.. Enfin, je ne crois pas. Pourquoi ? Vous voulez que je retourne voir ?
- Non, pas besoin de reprendre des risques inutiles.
- Mais de quels risques parle-t-on ? Ce n'était que des chambres.
- Oui, oui… et puis personne n'est enterré à la cave a priori donc…
Ma dernière remarque semble laisser planer un silence gêné. Je vois bien que l'ancien étudiant lance un regard interrogateur à mon frère et je dois reconnaître que j'ai peut-être exagéré pour cette fois-ci. Cette maison n'a rien en commun avec l'autre. Si ce ne sont les verrous. Hum…
Moïses arrive et me tire de ma réflexion en nous expliquant qu'il a fait le tour de la maison et, qu'à l'exception d'un placard où était caché de l'alcool, il n'y avait pas grand chose pour faire avancer notre enquête.
Il y a quelque chose d'étrange, commence Marco. Le doyen de l'université dit être venu ici avec le professeur… Roach, c'est ça ?
- Moui… confirmé-je, les lèvres pincées.
- Et alors, qu'y a-t-il d'étrange là-dedans ? demande Moïses.
- Je trouve étonnant que le doyen ne nous ai rien dit sur le caractère flambeur de Leiter ni sur le fait qu'il est assez probable qu'une grande part de ces revenus soit de nature illégale.
- Comment ça illégale ?
- Avec Stephen, nous avons fouillé son bureau et il s'avère qu'il y a beaucoup de documents compromettants. Il semblerait qu'il ait vendu des antiquités qu'il étudiait et qu'il faisait des sortes de certificats d'authenticité à qui le payait.
- C'est grave ! s'exclame Baker.
- Je comprends votre analyse et la partage donc, dis l'antiquaire, visiblement remonté. C'est étonnant que le doyen ne nous ai pas tout dit. Je pensais que c'était un homme intègre. Bon, c'est louche, allons l'interroger de nouveau. Peut-être que s'il a omis cela, il a omis de mentionner d'autres choses.
- Avant de partir, on pourrait prendre un drap, intervient Marco.
- Pour quoi faire ?
- Pour recouvrir le miroir.
- C'est vrai que ce miroir me dérange beaucoup, interviens-je. Ça me semble une bonne idée de le recouvrir pour éviter d'autres mésaventures…
- Brrrr… oui, ça me semble bien… me soutient Moïses.
- J'en ai pour une minute, je reviens !

Chez Leiter - Étage

L'enthousiasme de Joseph en se précipitant vers les escaliers me rappelle ma jeunesse et mon insouciance. Je suis cependant frustré car je n'ai pas le temps de lui reparler des marques sur le sol. Cette frustration est à moitié atténuée quand je me rappelle que c'est tout de même peu probable… Elle ne passe cependant pas complètement car, bien que les probabilités soient faibles, il n'est pas impossible que l'on arrive au début de… de ce que j'ai déjà vécu. Un frisson me parcourt et je sors de la maison, derrière Moïses et Marco.
Nous patientons quelques instants sur le perron que Joseph redescende et je ne peux m'empêcher de tendre l'oreille, inquiet. Mon inquiétude se dissipe en partie quand celui-ci apparaît avec un drap plié sur un bras. Je ressens même une pointe de soulagement à voir son visage juvénile nous sourire.

Nous reprenons alors la voiture pour retourner à l'université. Mon sac sur les genoux, j'apprécie en silence la forme de la bouteille que je sens à travers le tissu. Nous démarrons.
Soudain, un gargouillis inattendu se fait entendre.

Ch. 9

Chapitre 9 - Pause déjeuner

Je dois me rendre à l'évidence : midi est largement passé et nous n'avons toujours pas mangé. Ajouté au fait que le petit déjeuner qui s'est résumé à un café aux aurores, il est plus que temps de faire une pause pour déjeuner. J'en informe donc mes camarades :
Je propose de passer au réfectoire de l'université avant d'aller voir le doyen. Enquêter en étant affamé pourrait se révéler contre-productif.
- C'est vrai que je commence aussi à avoir faim, acquiesce Kimbrew.
- C'est donc décidé ! Il n'y a qu'un menu mais la nourriture est relativement appréciable, surtout pour un prix tout à fait abordable.
- N'est-ce pas réservé au personnel de la fac et aux étudiants ? interroge l'ancien étudiant de Miskatonic
- Si mais nous vous ferons passer pour un étudiant et les deux autres seront des consultants pour mes recherches, si on vous interroge. Ils ne sont pas très regardant.
- Direction la cantine, donc.” conclut Marco en faisant la route inverse.

Une vingtaine de minutes plus tard, nous sommes tous avec un plateau sur les bras à suivre la file d'étudiants et de professeurs qui attendent de se faire remplir l'assiette, dans un brouhaha habituel. Je n'apprécie pas vraiment cet endroit de part la concentration de personnes et le bruit ambiant qui n'est qu'un assemblage de bavardages, bruits de vaisselle ponctués d'éclats de rire en groupe. Un des professeurs, probablement de physique ou d'une autre science d'après sa blouse, lance une pique en ma direction et ce de façon peu subtile et encore moins discrète.
L'université donne vraiment des budgets pour des assistants à n'importe qui.
Je serre les dents, tends mon assiette pour qu'elle soit remplie et ne dis rien alors que l'esclaffement de ses collègues s'ajoute au vacarme environnant. Ma carrière n'est qu'un sujet de plaisanterie pour eux, mon champ d'étude une mascarade et mon poste une preuve de la charité du doyen. J'ai l'impression que nombreuses sont les personnes à rire de moi en cet instant alors que je sais rationnellement que c'est très peu probable. Pourtant ce n'est pas impossible me dit mon cerveau, implacable. Mes doigts se crispent sur le plateau.
Une main se pose sur mon épaule. En levant le regard, je reconnais mon frère avec un regard plein de compassion. Il s'apprête à ouvrir la bouche pour dire une bêtise, je l'interromps simplement en lui indiquant du menton une table libre :
Cette table sera parfaite.
Sans lui laisser le temps de répondre, je m'y dirige, plateau dans les mains, démarche quelque peu raidie. Je refuse de paraître faible devant mon petit frère. Je refuse d'être faible alors que la chance de prouver à toute cette bande d'idiots ignares que j'ai raison quant aux menaces décrites dans mon livre est à portée de main. S'ils seulement ils savaient… Ils finiront bien par devoir me croire une fois face aux preuves ! Et je vais tout faire pour les rassembler.

Durant le repas, je dois dévier deux fois la conversation qui revenait vers ma fameuse réputation au sein de mes pairs. En dehors de cela, ça se passe bien et vite. Nous abordons la suite et le début de nos pistes.
Personnellement, je suis convaincu que le doyen ne nous a pas tout dit et que le miroir est la clé pour comprendre tout ce qu'il s'est passé. Kimbrew semble plus intéressé par la liste d'antiquaire alors que Baker semble intéressé par Cecil Hunter, la personne internée à l'asile. J'établis une liste des priorités et, tout en haut, se trouvent le doyen ainsi que l'administration. Le reste viendra ensuite. J'hésitais à aller voir la famille qui a fait dont des documents pour en apprendre un peu plus et pour leur demander s'ils n'auraient pas aussi fait don du miroir mais je me souviens que le doyen souhaitait que l'affaire reste particulièrement discrète, surtout vis-à-vis de cette famille. Sans totalement évacuer cette piste, je la fais descendre de la liste des priorités. Nous aurons peut-être suffisamment d'éléments pour préserver cette discrétion et sinon, ma foi… nous privilégierons la recherche de la vérité. Je garde cette information par devers, je suppose que mes comparses ne partagent pas totalement ma vision des choses. Ils ne savent pas vraiment de quoi on parle, là.
Un regard à ma montre m'apprend que nous avons passé plus d'une demi-heure dans le réfectoire, je me lève donc et presse mes acolytes à se dépêcher à leur tour. Le temps presse !

Nous voici de nouveau devant le secrétariat du doyen Fallon. Je traverse d'un pas assuré la pièce pour aller toquer directement au bureau tout en demandant à l'assistante :
Est-il là ?
- Oui mais il est occupé et…
- Très bien, c'est urgent.
Sans autre forme de procès, j'actionne la poignée sous le regard, je le sais, outré de mademoiselle Picker et pénètre à l'intérieur. Un petit bruit de bouche réprobateur ou choqué semble provenir de Kimbrew, dans mon dos. Encore ses histoires de politesse, de bienséance et de perte de temps. Je l'ignore. C'est un Bryce Fallon au regard dur qui m'accueille.
Eh bien, je vous en prie, faites donc comme chez vous, lance-t-il peu aimable.
- Veuillez nous excuser, monsieur le doyen, nous avions des questions urgentes à vous poser à propos de notre affaire. Auriez-vous un peu de temps à nous accorder ? intervient Joseph Baker en s’aplatissant.
- Eh bien, maintenant que vous êtes là, fermez la porte et dépêchez-vous, je n'ai pas beaucoup de temps, déclare avec impatience l'homme aux cheveux blancs qui se réinstalle dans son fauteuil.
- Nous venons de fouiller la maison du professeur Leiter mais nous avons découvert des choses qui semblent étranges que vous ne nous les ayez pas communiqués, commence Marco.
- Quelles sortes de choses ?
- Saviez-vous que le professeur Leiter était accroc aux jeux de hasards ?
- Disons que sans être de notoriété public, il y avait des bruits de couloirs à ce propos mais chacun ses vices. Où voulez-vous en venir ?
- Saviez-vous aussi qu'il perdait de très grosses sommes d'argent ? Des sommes bien plus importantes que ce que son salaire de professeur pouvait couvrir. Il est fort probable que le professeur Leiter ait vendu des documents historiques pour rembourser ses dettes et qu'il ait souscrits de faux certificats d'authenticité dans ce même but. Vous semblez étonné mais pourtant vous avez fouillé de la même manière que nous sa demeure, n'est-ce pas ?
- Oui, tout à fait mais je n'ai rien trouvé de tel.
- Par un hasard fortuit, serait-ce le professeur Roach qui aurait fouillé le bureau ? insinué-je, sûr de tenir une piste et une preuve contre ce scélérat.
- Je ne me souviens pas l'avoir fouillé et, maintenant que vous le dites, effectivement, je me souviens qu'il m'avait dit n'avoir rien trouvé concernant les documents que nous cherchions dans son bureau.
- Je pense qu'une discussion avec Roach s'impose, lancé-je en retenant au mieux ma satisfaction de pouvoir enfin le confondre. Où est-il ?
- Probablement en cours s'il a cours ou dans son bureau, qu'en sais-je ? Demandez donc à l'administration.
- Excellente idée, nous devons y passer de toute façon, conlus-je en me dirigeant vers la porte.
- Avez-vous une idée d'où vient le miroir dans le bureau du professeur Leiter ? questionne intelligemment Moïses.
- Le miroir ? Je n'avais même pas fait attention qu'il y avait un miroir. Comment pourrais-je le savoir ? Je suppose qu'il s'agit simplement d'un achat.
- Aurait-il pu être offert par la famille Hobbhouse ?
- C'est improbable mais possible. Seule l'intendance pourra vous en dire plus concernant sa provenance.
- Très bien, je vous remercie pour vos éclaircissements.
- Avez-vous d'autres questions ? Je vais être en retard à mon rendez-vous.
- Je pense que c'est bon pour le moment, nous reviendrons peut-être un peu plus tard, énonce mon frère.
- Vous veillerez à frapper avant d'entrer, cette fois !
Je maugrée que j'avais frappé mais Moïses Kimbrew me lance un regard réprobateur. Je tiens donc ma langue et m'éloigne en direction de l'administration.

Nous obtenons bien vite l'information qu'il est actuellement dans son bureau et, sans attendre, je m'y dirige donc. L'impatience de mettre Roach face à ses actes est presque jubilatoire. Je suis tellement concentré sur ma quête que deux étudiants manquent coup sur coup de me faire tomber. Je les enguirlande vertement sans m'arrêter. Marco, Joseph et Moïses me suivent tant bien que mal. Ils discutent entre eux, peut-être même s'adressent-ils à moi mais je n'en ai que faire. Seule la vérité sur Roach m'intéresse.
Nous voici devant sa porte, je m'arrête abruptement. Mon cœur bat fort et je prends donc le temps de calmer un peu ma respiration afin d'être en position de force. Mon détective de frère a à peine le temps de dire ”Il faudrait le questionner sans le brusquer afin qu'il ne se ferme pas et que… que je toque puis ouvre avec fracas et un sourire victorieux sur les lèvres.
Bonjour, professeur Roach.

Ch. 10

Chapitre 10 - Professeur Roach

Similaire en taille à celui du professeur Leiter, le bureau du professeur Roach est bien mieux agencé et rangé. Ici, nulle trace de feuille volantes mais plutôt des dossiers bien remplis et bien étiquetés. Son rangement impeccable m'a toujours semblé être un signe de plus de son arrogance. Encore assis à son bureau, l'homme d'une cinquantaine d'année se redresse et nous toise d'un regard sombre alors que nous pénétrons dans son antre. Il ne s'attendait visiblement pas à nous voir débarquer ainsi.

Professeur Harland Roach (Domaine public)

Professeur Forson, faites donc comme chez vous, me raille-t-il.
- Trêve de faux semblants, Harland, nous avons des questions importantes à vous poser.
- Importante au point de bafouer la moindre des politesses ?
- Exactement, dis-je alors que Kimbrew intervient en même temps.
- Veuillez nous excuser pour cette intrusion précipitée. Nous aurions effectivement dû attendre un instant, dit-il en me foudroyant du regard. Cependant, le professeur Forson a raison sur un point : nous avons des questions à vous poser et ce de façon assez urgente. Si vous voulez bien nous accorder quelques instants, nous vous en saurions gré.
- Nous venons de la part du doyen, surenchérit le jeune prêtre.
- Eh bien dans ce cas, entrez et fermez donc la porte. Je suppose que vous ne voulez pas que cette affaire s'ébruite.
- C'est bien vrai, conclut mon frère en refermant la porte derrière nous.
- Bien, je présume que vous êtes les personnes mandatées par le doyen pour enquêter sur la disparition des documents Hobbhouse ? demande tout de go, le professeur en se réinstallant dans son fauteuil, droit et le regard sérieux.
- Ainsi que sur la mort du professeur Leiter, glissé-je, piquant.
- Il semblerait que vous avez fouillé avec le doyen sa maison, est-ce exact ? commence Marco sans plus de préambule, en relisant quelques notes griffonnées sur son carnet.
- C'est exact.
- Nous avons fait de même et découvert des échanges d'argent bien trop élevés pour que son salaire à l'université couvre tout cela. Quand nous l'avons évoqué au doyen, celui-ci a semblé surpris. Vous êtes tombés dessus et vous n'en avez rien dit, n'est-ce pas ? Pourquoi ? continue le détective.
- Le professeur Leiter était un homme peu scrupuleux et je n'en ai rien dit au doyen car cela ne concernait pas ce que nous cherchions, à savoir les inestimables documents Hobbhouse. Il est peut-être de notoriété publique que Charles était un joueur mais bien peu de monde savait à quoi il s'adonnait et à quel point il était endetté. Et encore moins savaient jusqu'où il était prêt à aller pour nourrir son addiction au jeu.
- Que voulez-vous dire ? intervient Joseph.
- Je veux dire que Charles Leiter vendait illégalement de faux et vrais documents à divers antiquaires peu regardant.
- C'est une grave accusation, avez-vous des preuves ?
- Son carnet que j'ai laissé chez lui et que vous avez probablement consulté devrait constituer un dossier suffisant. En revanche, puisqu'il est mort, je ne suis pas certain que le doyen apprécie cette mauvaise publicité.
- Que pouvez-vous nous dire de plus sur le professeur Leiter ? demande innocemment l'ancien étudiant.
- Que c'était un abruti mais qu'il savait y faire pour se faire bien voir malgré toutes ses casseroles.
- Qu'entendez-vous par là ?
- Rien de plus que ce que je viens de vous dire.
- Dites moi, professeur Roach, commencé-je mielleux, n'étiez-vous pas l'un des candidats pour vous occuper de ces documents ? malgré l'absence de preuves à ce sujet et connaissant Roach, je me sentais de tenter cette approche. En voyant son regard se durcir, je jubile d'avoir touché juste.
- En effet, grince-t-il.
- Cela fait un mobile plus que suffisant, il me semble ? demandé-je faussement innocent en regardant Marco.
- Je m'insurge ! Jamais je ne me serais abaissé à un tel acte ! Au contraire, je pensais profiter de cette occasion pour que soit révélé son incapacité, sa supercherie et ses méthodes malhonnêtes. Je ne pensais juste pas qu'il ferait disparaître tous les documents ainsi.
- J'en prends bonne note et personne ne vous accuse de quoi que ce soit, temporise Marco alors que j'entends Joseph lancer une pique incompréhensible à mon égard.
- Dites-moi, professeur Roach, est-ce par hasard vous connaîtriez un certain… Cecil Hunter ? questionne Moïses Kimbrew pour essayer d'apaiser la situation.
- Son nom me dit quelque chose, c'était un ancien étudiant que j'ai eu il y a quatre ans, il me semble. Je ne me souviens guère de lui.
- Très bien, je vous remercie de votre coopération.
- Est-ce que vous avez d'autres questions ? J'ai du travail qui m'attend.
- Je pense que nous avons assez d'informations pour le moment, je vous remercie, professeur Roach, conclut Marco.
- Au plaisir, dis-je avec sarcasme en quittant la pièce.
- Non partagé, me répond-t-il du tac-au-tac.
- C'était un sarcasme“, conclus-je en refermant la porte derrière moi.

À peine refermée, je sens les regards de mes trois comparses du jour sur moi. Je souffle du nez, offusqué. Je n'ai rien à me reprocher car je suis certain que Roach est coupable d'une chose ou d'une autre.
Sans nous étendre sur le sujet, nous nous dirigeons rapidement vers le secrétariat afin d'avoir des informations supplémentaires sur ce Cecil Hunter mais les informations sont maigres. Il semblerait qu'il ait été renvoyé pour comportement licencieux. Seul le doyen et le conseil de discipline pourrait nous en dire plus. Le secrétariat nous donne tout de même la dernière adresse connue de cet homme. Je l'ajoute à mes notes en prévoyant d'y faire un tour sous peu. C'est une piste comme une autre or nos pistes semblent s'amenuiser.

Lorsque nous pénétrons de nouveau chez le doyen, sa secrétaire se lève et se place devant la porte du bureau du doyen en nous bloquant ostensiblement le passage. Elle nous lance, en me regardant de façon hostile :
Encore vous ? Avez-vous une bonne raison d'aller déranger le doyen ?
- Mademoiselle Pickner, c'est bien cela ? intervient l'antiquaire en me coupant l'occasion de lui répondre. Nous aimerions simplement savoir la raison qui a poussé le conseil disciplinaire pour renvoyer un ancien étudiant. Auriez-vous la réponse ?
- Non, je ne l'ai pas. Le doyen l'aura en revanche, dit-elle avec une petite moue avant de se reprendre, le regard dur. Patientez, un instant.
Suite à quoi, la jeune femme se met à toquer. Puis elle patiente. Pendant bien quinze secondes ! Quelle perte de temps. La voix du doyen résonne et nous obtenons cinq minutes de discussion avec lui. Étonnamment, il semble plus disposé à nous répondre. En fouillant dans ses archives, il nous apprend que Hunter aurait été renvoyé parce qu'il avait une activité de faussaire sur le campus. Fort de cette information mais guère avancés, nous le quittons.

Avant d'aller voir l'intendance, nous décidons d'aller recouvrir le miroir avec le drap que nous avons ramené de chez Leiter. Marco s'absente le temps d'aller le récupérer et nous nous retrouvons dans le bureau que je déverrouille.
Le miroir est toujours là. Il me met mal à l'aise et au vu des réactions des trois personnes qui m'entourent, je ne suis pas le seul dans ce cas-là. Il est pourtant exactement à la même place que précédemment : retourné, sur le sol, appuyé contre le mur. Je m'approche et le manipule pour glisser le drap autour de lui mais retire vivement mes doigts. Le cadre est brûlant ! Je laisse retomber un peu plus brutalement que prévu le miroir contre le mur et peste devant cette brûlure inattendue. Je recule en agitant mes doigts pour essayer d'atténuer cette chaleur soudaine. Ce n'est pas normal. Il n'y a aucune raison logique qui expliciterait cela… aucune. À part celle correspondant à mes recherches de ces dernières années. C'est probablement la même chose que ce que j'ai déjà vécu, ça ne peut qu'être cela.
Au moins, le drap est globalement disposé sur le miroir, ça devrait atténuer ses effets. Du moins je l'espère. Au fond de moi, je sais que je n'en ai aucune certitude et cela me terrifie. Mais je n'en montre rien et nous ressortons bien vite. Il nous faut savoir d'où provient cet objet et s'il est en lien avec les documents.
Alors que je referme la porte, Joseph et Moïses semblent déceler une silhouette qui nous observe dans le couloir. En regardant, je la vois se cacher maladroitement puis détaler sans demander son reste. Kimbrew et Marco lui courent après mais reviennent finalement bredouille.
C'était qui, ça ? demande Moïses
- Aucune idée, un homme a priori, probablement un étudiant ou un professeur. Il serait bon que l'on en sache plus car il pourrait nous apprendre des choses. Son comportement était tout ce qu'il y a de plus suspect et je ne crois pas aux coïncidences dans ce genre de cas, tranche le détective privé.
- Sauf qu'il nous a échappé.
- En effet, mais peut-être que quelqu'un pourrait savoir des choses à son sujet, continue Marco en pleine réflexion.
- Et qui donc ? Le doyen ? Je doute qu'il apprécie une nouvelle visite pour si peu, déclare Joseph.
- C'est loin d'être un comportement anecdotique. Quoiqu'il en soit, je ne pensais pas au doyen mais plutôt à Miss Court. Il n'y a qu'elle et le professeur Leiter qui travaillaient ici or je crois que c'était plus le bureau que nous-même que l'individu observait.
- Hum… soit… Et bien allons chercher Miss Court
Je ne suis pas vraiment certain du raisonnement de mon frère mais j'accepte de faire confiance à ses capacités d'investigation. Dans ce domaine, il a plus d'une fois fait ses preuves.

Ch. 11

Chapitre 11 - Orage à Arkham

Marco et moi nous dirigeons donc jusqu'au secrétariat pour récupérer l'emploi du temps de miss Court puis, alors que nous nous rapprochons de son amphithéâtre, mon frère me dit :
Nul besoin de presser le pas, son cours se termine dans quinze minutes.
- Chaque instant compte !
- Je ne suis pas certain que quinze minutes changent quoi que ce soit à la situation et puis, nous avons déjà incommodé une fois cette jeune femme, nous pourrions simplement patienter.
- Patienter ? Mais quelle idée ! Et pour quoi faire ?
- Pour prendre le temps de boire un café, me dit-il en plantant son fameux regard de petit frère dans le mien.
- Rah, soit. Allons à la cafétéria.
J'ai du mal à lui résister quand il me fait ce regard. Je déteste ce regard et en même temps… je ne sais pas. Je l'aime bien. Il me rappelle notre enfance, notre innocence d'alors.

Quinze minutes et un café plus tard, nous nous retrouvons devant la porte de l'amphithéâtre à scruter chacun des visages. Elle prend bien entendu tout son temps pour sortir en discutant comme si de rien n'était. Je la alpague sans attendre et lui demande de nous suivre pour répondre à quelques questions supplémentaires. Son visage semble se déconfire lorsqu'elle me voit mais cela m'importe peu. Quinze minutes se sont déjà écoulées.
Elle nous accompagne dans un couloir un peu moins fréquenté, Marco se met alors à lui expliquer la situation qui se résume globalement à “un homme nous a observé dans le couloir menant au bureau de Leiter, a-t-elle des noms en tête ?”.
Sans hésiter, un nom est prononcé “Anthony Flinders”. Elle nous explique qu'il avait toujours été très intéressé par les documents et qu'il n'avait jamais vraiment digéré le fait de ne pas avoir été retenu comme assistant. Il avait même essayé de voir s'il n'y avait pas moyen d'ouvrir un deuxième poste d'assistant de manière exceptionnelle. Elle-même ne le connaît pas beaucoup mais ne semble pas l'apprécier malgré tout. Elle le décrit comme un jeune homme élégant, sûr de lui et avec un quelque chose qui la dérange malgré elle sans qu'elle n'arrive à l'exprimer. De ce qu'elle sait de lui, il s'agirait d'une personne à la tête bien faite. Que d'informations et rien qui ne nous serve vraiment si ce n'est son nom. Cette demoiselle est quelque peu décevante, espérons que les recherches que je lui avais indiqué tantôt se révèleront moins décevantes.
Nous la laissons finalement repartir et nous allons retrouver les autres à l'administration.

C'est une femme d'une quarantaine d'années qui nous accueille et le regard que me lance Moïses au moment où j'ouvre la bouche me hérisse. Je me force à modifier les quelques mots qui allaient m'échapper :
Bien le bonjour, madame. Est-ce que… vous pouvez nous euhm… apporter quelques renseignements ?
- Bien sûr, de quoi s'agit-il ? - Nous aimerions savoir s'il vous serait, hum, possible de nous indiquer si vous gardez des traces de l'achat d'un miroir ?
- Pour le miroir, je ne vais pas pouvoir vous renseigner, mon bon monsieur. C'est l'intendance qui gère ces choses-là.
- Ah. Bien. Bonne journée alors, dis-je frustré. En me retournant je maugrée aux trois hommes qui m'accompagnent : Vous voyez bien que ça ne sert à rien d'être poli, nous avons simplement perdu un peu plus de temps sans rien apprendre d'utile. Bon où est l'intendance maintenant ?
- Vous seriez surpris de ce que la politesse pourrait vous apporter.“ La voix de la secrétaire dans mon dos me fait sursauter. Je la dévisage un instant puis lâche simplement un : ”Peut-être.“
Suite à cela, elle a tout de même la gentillesse de nous indiquer où se situe cette fameuse intendance donc disons que mon avis sur la question des génuflexions sociales est mitigé.

L'intendance ne nous apprend strictement rien de plus et nous déçoit d'autant plus : ils ne conservent aucune archive de plus de cinq ans or le miroir semble être arrivé à l'université depuis plus de dix ans. Cette piste s'étiole à mon grand dam et je réfléchis à voix haute aux autres possibilités.
Il serait envisageable d'aller questionner directement la maison donatrice mais, comme le fait si bien remarquer mon frère : nous perdrions toute notion de discrétion vis-à-vis de l'université.
Il reste la possibilité d'aller rendre visite à l'étudiant qui s'est fait renvoyer, Cecil Hunter, mais nous n'avons pas son adresse. Le jeune prêtre nous fait savoir que l'administration aura certainement sa dernière adresse connue et que cela pourrait être une piste. J'en conviens et préfère laisser Kimbrew récupérer l'information. Conserver un masque souriant alors que la situation n'est pas enthousiasmante m'irrite.

Nous prenons la voiture et, alors que tombe la nuit, nous roulons en direction des quartiers pauvres de Arkham. Il s'agit d'une quasi-ligne droite qui traverse la ville. L'état de la chaussée laisse rapidement à désirer, les appartements et bâtiments se ternissent à mesure que nous approchons. Une odeur désagréable, celle de la crasse, se fait même sentir quand nous nous garons au pied d'un petit immeuble délabré. Une blanchisserie semble ouverte mais vide de monde. Je vérifie l'adresse, c'est bien ici. Ne reste donc plus qu'à accéder au deuxième étage.
Marco déniche un escalier de secours. Je ne suis pas rassuré. Ce quartier ne m'inspire pas confiance et la nuit sera tombé dans moins d'une demie-heure. Je regarde ma montre, 17h30. Je lance un dernier regard à la voiture puis suit Joseph, fermant ainsi la marche.
Nous débouchons sur un couloir extérieur et Marco patiente devant une fenêtre. Il ne voit rien de suspect mais aucun mouvement non plus. La porte est verrouillée et je n'ai aucune compétence pour crocheter une serrure. Casser une vitre me semble hors de propos, peut-être pourrions-nous attendre d'aller voir l'ancien étudiant qui séjourne à l'asile directement ? J'hésite. Cette hypothèse ne me rassure pas du tout tant elle me rappelle les récits de Albertina et Terron sur la mère de famille devenue folle, sur ses visions et sur… cette créature. Un frisson me parcourt l'échine. Je n'ai cependant pas le temps d'énoncer quoique ce soit que Moïses vient d'ouvrir la porte avec brio et en silence. Je dois bien lui reconnaître ce talent. Je me demande si c'est une compétence fréquente chez un antiquaire mais garde cette réflexion pour moi.

Étonnamment l'électricité n'a pas été coupé et la lumière nous révèle l'appartement qui n'est finalement qu'un studio et pas très grand avec ça. Ni très salubre. En plus d'un lit, le seul véritable meuble qui attire mon attention est le bureau recouvert de multiples documents. En plus de manuscrits, je reconnais plusieurs schémas et de nombreux glyphes qui me glacent le sang. Je ne saurais les interpréter mais je sais qu'ils me font grandement penser aux journaux de Walter Corbitt. J'attrape dans ma besace un des livres que j'avais pris pour l'occasion, composé de nombreuses notes de ces trois dernières années, et je parviens très vite à trouver une concordance avec ma première intuition. De ce que j'en comprends, il est question de manuscrits sur la chasse aux sorcières et la sorcellerie plus globalement au XVIIème siècle. Exactement comme les documents que nous sommes sensés chercher mais il ne s'agit là que de copies. Celles-ci ont certainement été rédigées par Hunter. Je récupère l'ensemble des feuillets et propose de partir. Cet endroit ne me plaît pas et l'obscurité s'installe à l'extérieur.
Comme pour me donner raison, un gros orage éclate non loin et il se met d'un coup à pleuvoir à grosses gouttes. Cela me surprend tellement que j'en laisse tomber les papiers. Moïses se baisse pour les ramasser et nous rejoignons précipitamment le véhicule et je ne peux manquer d'observer que l'éclairage se comporte étrangement, même pour un quartier aussi misérable. Le tonnerre se fait entendre et semble se rapprocher de nous. La panique irrationnelle commence à s'emparer de moi. Je hurle sur Marco ”Démarre !“. Je m'agrippe à mon sac, j'entends mon sang battre contre mes tempes. Un regard dans le rétroviseur m'apprend que Joseph et Kimbrew semblent plus déboussolés par mon attitude que par l'orage. Il n'a pourtant rien de normal ! Je le sens.
Nous roulons et l'orage semble nous rattraper. Je dis à Marco d'accélérer et hurle à Moïses :
Débarrasse toi de ces papiers !
- Quoi ? Mais pourquoi ?
- File moi ces papiers MAINTENANT, QUE DIABLE !
Mon ton époumoné fait son effet et il me les tend, quelque peu choqué et dubitatif. Ses émotions ne m'intéressent nullement actuellement, ni le regard choqué de Joseph, ni celui silencieux du conducteur. Ils ne se rendent pas compte. Après avoir arraché les feuillets des mains de l'antiquaire j'ouvre ma fenêtre et les disperse au vent. Ceux-ci s'envolent puis se font rapidement plaquer sur la chaussée par la pluie qui nous environne.
Je patiente un instant. Deux battements de cœur. La tempête semble ne pas nous lâcher alors que nous continuons tout droit. Je ne comprends pas ! Elle est toujours à nos trousses ! Je regarde à travers la vitre arrière et tremble car, même si je ne distingue rien d'autre que de la pluie, du vent et la ville qui se fait engloutir uniquement derrière nous, j'ai l'impression que le nuage est très localisé et qu'il ne fait pas plus de deux kilomètres de large. La route s'obscurcit et j'ai vraiment l'impression que nous allons mourir ici. Ce qui m'effraye c'est que je crains que ce soit plus douloureux qu'un simple accident de voiture.

Devant nous se dresse l'université mais, dans un mouvement de panique, je force mon frère à changer de direction : ”Vire à droite ! Tourne ! Faut qu'on dégage de là ! TOURNE !

Ch. 12

Chapitre 12 - Après la tempête

Dans un mouvement brusque, le véhicule change de trajectoire et nous nous éloignons de notre destination initiale : l'université. J'ignore où nous allons, trop focalisé sur la vitre arrière et la tempête qui se dessine à travers. J'entends Joseph parler avec Marco mais je ne saisis pas leurs paroles. Celles-ci me semblent déconnectées de la réalités, beaucoup trop calmes, je les considère donc comme secondaires.
Nous continuons à rouler et j'observe l'orage qui semble se diriger sur l'université et non plus sur nous. Je suis tiraillé entre le soulagement à l'idée de ne pas être visé et la crainte de ce qui pourrait se produire cette nuit. Il faudrait certainement y retourner, voir et analyser ce qu'il s'y passe mais c'est beaucoup trop dangereux de nuit. Non, beaucoup beaucoup trop dangereux… Je me réinstalle sur mon siège, regardant la route devant moi sans réellement la voir, l'attention complètement occupée par ce qu'il faudrait faire dès à présent. Prendre le risque de ne pas y survivre ou que des gens soient blessés…?

Ce dilemme m'occupe pour les quinze minutes qui suivent et s'interrompt lorsque je sens que la voiture s'arrête et que le moteur se coupe.
Que se passe-t-il ? demandé-je, surpris et à cran.
- Je pense qu'on a besoin de se poser quelque part pour faire un point, manger et parler de tout ce qu'il s'est passé, énonce mon frère en sortant de la voiture.
- Et où sommes nous ?
- Vous sembliez quelque peu perturbé en parlant de démon dans votre barbe que j'ai suggéré à votre frère de s'arrêter dans une église
Je prends le temps de dévisager le jeune prêtre puis l'imposant bâtiment religieux. Je dois reconnaître que je ressens un mélange d'émotions difficiles à démêler mais j'acquiesce simplement avant de les suivre à l'intérieur.

Joseph nous explique alors que Dieu va veiller sur nous et d'autres fariboles mais ce que je retiens c'est que nous sommes loin de l'université, loin de la tempête qui n'avait rien de naturelle et que nous sommes ensemble. Étrangement, dans ces situations oppressantes, je ressens le besoin d'être entouré de personnes qui comprennent ce qui se passe. Hélas, personne ne semble comprendre vu comment ils m'observent avec des expressions bizarres. Je décide alors de prendre les devants.
Je suppose que vous vous questionnez tous sur ce qu'il vient de se passer, n'est-ce pas ? -Ils acquiescent tous- C'est assez compliqué à expliquer parce que je n'en suis pas sûr moi-même. Figurez vous qu'il y a trois ans, j'ai eu à enquêter sur une affaire très étrange, aussi étrange que celle qui nous intéresse ici. Et c'était… dangereux, imprévisible, dément et dangereux… Nous avons eu de la chance de nous en sortir vivant mais cela nous a tous marqué. Toute cette histoire n'avait rien de naturelle. Non, rien du tout. C'était même plutôt le contraire, il était question de forces occultes maléfiques. Ce qu'on a trouvé chez cet ancien étudiant… ce n'était pas de vulgaires papiers, c'est exactement le genre de manuscrit qui étaient incriminé dans mon enquête précédente. Je le redoutais mais j'en ai maintenant la preuve formelle ! Il ne s'agit pas de n'importe quoi, il s'agit… du Mal. De quelque chose de vraiment maléfique et dangereux.
Je leur laisse quelques instants pour digérer tout cela. Leurs expressions se modifient quelque peu, je hurle de rage à l'intérieur de moi-même : ils ne me croient pas. Pis ! Ils me prennent pour un fou !
Professeur Forson, n'est-ce pas un peu exagéré ? commence Moïses Kimbrew avec une voix basse qui m'exaspère d'autant plus. Certes, cette histoire est déroutante mais de là à parler de… forces occultes maléfiques. Je comprends mieux votre réaction dans la voiture avec les papiers s'ils vous ramènent à une expérience traumatisante mais…
- Vous faites fausse route et je vois bien que vous trouvez ma réaction disproportionnée. Réfléchissez cependant à une chose : la tempête est apparue dès lors que nous nous sommes emparés des papiers. De plus, elle nous a suivi et semblait très concentrée sur nous ! Vous n'allez pas me dire que vous ne l'avez pas vu, que diable !
- Professeur Forson ! Nous sommes dans une église ! râle le gamin.
- Marco, tu l'as bien vu, n'est-ce pas ?
- J'ai envie de te croire mais… disons que l'arrivée de la tempête me semble n'être qu'une coïncidence et puis… elle ne nous a pas suivi jusqu'ici… déclare-t-il prudemment en essayant de me ménager alors que je râle de frustration.
- Je pense que nous avons juste vu beaucoup de choses étranges et qu'on a besoin d'un peu de repos. Nous aurons peut-être les idées plus claires demain.“ tente d'apaiser l'antiquaire.
Je me lève et m'éloigne d'eux en grognant un ”Faisons donc cela.“. Je me rapproche de la porte de la maison de Dieu pour observer le ciel nocturne. Ce n'est pas un ciel d'orage. Tout cela n'a rien de naturel, je le sais ! J'en suis convaincu. Tout en moi hurle que j'ai raison et ces néophytes naïfs sont incapables de s'en rendre compte. Je crains qu'ils ne comprennent que quand ce sera trop tard…

Joseph trouve de quoi faire un diner frugal ainsi que de quoi dormir. Les conditions ne sont pas exceptionnelles mais au vu de la situation, je ne m'en plains pas.
Au cours de la soirée, je surprends une conversation où Moïses explique aux deux autres que dans le métier d'antiquaire il est fréquent de voir des choses étranges et dérangeantes mais que, dans la très grande majorité des cas, il ne s'agit que de supercheries antiques qui rapportent un bon prix. Marco lui pose alors la question pour savoir ce qu'il se passait dans les quelques autres cas. La réponse met du temps à arriver et est hésitante. Elle se résume globalement à “passer des mauvaises nuits jusqu'à ce qu'il parvienne à se débarrasser de l'objet d'une façon ou d'une autre, souvent en le bradant”. Leur tournant le dos, toujours allongé, je me suis dit cette nuit-là qu'il risquait de passer une mauvaise nuit.

2 Octobre 1923
Le lendemain matin arrive bien vite et nous nous décidons à retourner à l'université dès l'ouverture. Eux pour me prouver que tout va bien et reprendre les recherches, moi pour leur montrer que quelque chose cloche dans cette histoire et que ce n'est pas juste l’œuvre d'un détraqué ou d'une coïncidence.
Le trajet se fait en silence pour ma part. Les autres évoquent les prochaines pistes à suivre. De ce que j'en comprends, celle qui semble ressortir est d'interroger l'étudiant qui nous a espionné la veille, le fameux Anthony Flinders. Ça me semble pertinent. Nous aurions pu aller voir à l'asile mais cette option ne m'avait pas ravi il y a trois ans, elle m'enchante encore moins maintenant, je tais donc cela.

Alors que nous pénétrons dans l'enceinte de Miskatonic, force est de constater que rien ne semble avoir changé. Je m'attendais à quelque chose de plus visible mais les étudiants et professeurs semblent vaquer à leurs occupations comme une journée normale. Il semblerait que le Mal s'est fait discret cette fois encore. Ma détermination et mon inquiétude ne font que s'accentuer. Je sens que mon corps tremble malgré moi par moments mais je tâche de n'en laisser rien paraître.
Je suis Joseph, Moïses et Marco jusqu'à l'administration et les laisse récupérer les informations nécessaires. Je suis trop concentré à essayer de détecter des détails inhabituels. Je ne vois cependant rien… Marco me tire de ma scrutation intensive.
Il semblerait qu'il ait cours actuellement, nous allons donc l'attendre à la sortie.
- N'était-ce pas notre piste principale ? Les cours viennent tout juste de commencer, nous n'allons tout de même pas attendre une heure !
- Deux, souligne Joseph.
- Deux quoi ?
- Son cours dure deux heures.
- Raison de plus pour ne pas attendre plus longtemps ! Où est-il ?
- Dans l'amphithéâtre G… lâche à contre-coeur Marco.
- Alors allons-y !

Je presse le pas maintenant qu'un nouvel objectif clair se dessine. Je laisse mes pensées moroses de côté et tâche de me focaliser sur l'important : cette enquête. Je pressens que la moindre journée écoulée pourrait avoir des conséquences. La moindre heure peut-être. Je ne saurais définir ce qui m'a poussé ainsi. Peut-être l'instinct. Ou le simple fait que je déteste attendre à ne rien faire. Quoiqu'il en soit, nous arrivons à l'amphithéâtre souhaité.
Je vois bien que tout le monde semble mal à l'aise avec l'idée d'interrompre un cours, je soupire donc simplement puis franchis les doubles portes en me redressant. Je dois en imposer, l'étudiant rechignera moins et le professeur aussi si j'ai l'air assuré.
Alors que je descends les premières marches, je prends conscience qu'il s'agit d'un cours donné par le professeur Roach. J'ai un sourire intérieur de satisfaction. Je corrige ma posture et prend un malin plaisir à couper la phrase de mon collègue.
Y aurait-il un certain Anthony Flinders dans cette assemblée ?
Ma voix est forte et résonne bien entre les murs de ce bâtiment. L'effet fonctionne à merveille puisque des têtes se tournent d'elles-mêmes vers un jeune homme bien coiffé âgé d'une vingtaine d'année tout au plus. Celui-ci semble surpris et tâche visiblement de le cacher. Il se lève.
Veillez me suivre, jeune homme.
- Que se passe-t-il donc, professeur Forson ? Ce n'est pas une manière d'entrer dans un cours !
- Affaire urgente, nous sommes pressés. M. Flinders, ne faites pas d'histoires, prenez vos affaires avec vous et dépêchez-vous.
Le regard noir que me lance Harland Roach avant d'adopter une posture résiliée et exaspérée illumine ma journée. J'en oublie presque de sortir de la salle quand le jeune étudiant me rejoint dans les escaliers.

Nous quittons l'amphithéâtre et, rejoins de mes acolytes d'enquête. Je fais remarquer à Marco qu'il aurait pu me prévenir qu'il s'agissait du professeur Roach mais il préfère éluder la question. Nous nous dirigeons tous les cinq vers une salle où nous pourrons discuter en toute tranquillité. Contrairement à la jeune Miss Court, ce garçon semble assez détendu. Durant tout le trajet, il patiente sans poser de questions. Bien qu'il soit dans mon dos, cela me hérisse. Je n'aime pas cela. Il est beaucoup trop calme.

Ch. 13

Chapitre 13 - Anthony Flinders

Nous nous installons dans la salle de cours et Moïses referme la porte derrière nous. Je fais s'assoir le jeune homme. Celui-ci s'exécute en me souriant. Je déteste ce sourire mais je n'arrive pas à expliquer pourquoi. Il me dérange. Sans autre forme de procès, j'entame la discussion :
Donc, Anthony Flinders, c'est bien cela ? Vous n'êtes pas sans savoir que le professeur Leiter est décédé récemment, or il semblerait que vous ayez activement cherché à devenir l'assistant du professeur Leiter il y a quelques mois. Pouvez-vous nous dire la nature de la relation que vous entreteniez avec lui ?
L'étudiant me regarde droit dans les yeux avec un sourire. Comme pour me narguer. Comme pour me dire qu'il en sait plus que moi. Mais sur quoi ? Un frisson me parcourt mais je fais en sorte de ne rien laisser paraître.

Parce qu'il tarde à répondre, c'est Marco qui prend le relai d'une façon plus brutale :
Bon, gamin, on sait que c'est toi qui nous a espionné quand on était dans le bureau du professeur. Alors tu vas nous dire tout de suite ce que tu sais si tu ne veux pas d'ennui !
Son argumentation et son attitude aurait dû suffire à le mettre mal à l'aise, à le faire parler mais le voici qui se met à rire à gorge déployé. Un rire très désagréable à mes oreilles.
Qu'est-ce qui te prend ? Tu ne me crois ?! J'en ai cassé plus d'un des gamins bourges tel que toi !
- Nous devrions peut-être tous nous calmer, intervient alors Joseph. Écoutez monsieur Flinders, nous enquêtons sur cette mort étrange et il semblerait que vous pourriez nous apporter des informations. Accepteriez-vous de collaborez avec nous ?
- Ahahaha ! Je suis sûr que vous êtes loin d'appréhender ne serait-ce qu'un quart du problème. Le ton de Flinders est insolent et il ne se départ pas de son sourire qui devient encore plus arrogant qu'avant qu'il n'ouvre la bouche.
- Que voulez-vous dire par là ?
- Simplement que vous pensez certainement à un assassin, à du poison ou à une banale crise cardiaque, n'est-ce pas ?
- Eh bien… disons qu'effectivement, ça fait partie des pistes que l'on a… commence Joseph avant que je ne le coupe.
- Il pourrait aussi être mort d'une chose plus surnaturelle et moins commune qu'une crise cardiaque ou un empoisonnement.
Un certain silence suit mon intervention. Je sens le regard de Marco ainsi que probablement ceux des deux autres qui nous accompagnent. Et je vois dans le regard d'Anthony que celui-ci réfléchit et commence à reconsidérer certaines choses. Son sourire se modifie légèrement mais ne cesse nullement de me hérisser.

Après quelques secondes de blanc, il reprend sur le ton de la confidence.
Vous avez raison, professeur Forson. Il n'est pas mort naturellement ni d'une cause humaine. Il a été tué par une force qui vous dépasse.
- Comment ça qui nous dépasse ? questionne Moïses qui était resté silencieux et attentif jusqu'ici.
- Tout cela n'est que l'oeuvre d'une sorcellerie puissante. Moi-même je tâche de m'en tenir éloigné actuellement mais je sais que le professeur Leiter a relâché quelque chose de puissant. Et de mortel. Il termine sur un sourire condescendant.
- C'est n'importe quoi ! s'exclame mon frère.
- Et pourtant, c'est bien ce qui me semble le plus logique. La mort inexpliquée, le miroir qui brûle, la tempête… énuméré-je.
- Ah oui, vous avez vu vous aussi la tempête ? C'était lié à cette créature.
- Mais de quoi parle-t-on, à la fin ? demande le jeune prêtre quelque peu perdu.
- De quoi ? Anthony fixe son regard qui ne cille pas dans celui du prêtre. J'ai l'impression de l'entendre déglutir. Nous parlons de forces magiques que vous n'imaginez pas. De forces qu'il vous est impossible de cerner tant votre esprit étriqué se refuse de l'envisager. Sauf pour vous, n'est-ce pas professeur Forson ? J'ai lu votre livre vous savez. Il était très enrichissant, très juste et détaillé. J'ai conscience qu'il a signé la fin de votre carrière et pourtant c'était vous qui aviez la vérité. Je le sais.

Ne sachant quoi répondre, je réfléchis aux implications de ce qu'il dit. Tout cela me tend de plus en plus. Son sourire, son assurance, son savoir, mon livre. La maison… La chose… J'ai l'impression que mon sang se glace. Je revois les yeux rouges. Je revois son corps décharné. J'entends de nouveau le lit qui bouge de lui-même… les rats, le…
Marco me coupe dans mes réflexions :
De quoi diable parle-t-il donc ? Stephen !
- Que cherches-tu ? demandé-je frontalement à Flinders en ignorant la question de mon frère.
- La vie éternelle. La puissance. Le savoir. Tout. Je sais beaucoup de choses et j'en apprends constamment. Votre cours est intéressant même s'il ne m'apprend plus grand chose d'utile depuis longtemps. Je suis allé beaucoup plus loin que vous parce que je ne suis pas aussi effrayé et traumatisé que vous l'êtes. Il y a tellement de choses à découvrir.
- Mais c'est du satanisme ! s'exclame Joseph.
- C'est un peu réducteur mais je suppose que c'est ainsi que votre œil clérical peut le percevoir, oui.

Tout le monde se met alors à s'exclamer de surprise et d'indignation alors que je pointe de sang froid le canon de mon revolver sur la tête d'Anthony. Tout le monde sauf lui qui reste des plus calmes en me regardant sans se départir de son sourire narquois. Je déteste cela !
Stephen ! Mais qu'est-ce que tu fous ?! s'alarme Marco.
- Vous ne comprenez pas. Il est dangereux. Il faut l'arrêter tout de suite avant qu'il ne devienne… comme cette chose que j'ai vu.
-Professeur Forson, voyons ! Vous n'êtes pas sérieux ?! s'exclame l'antiquaire qui s'est reculé d'un pas.
-Professeur Forson ! Seriez-vous devenu fou vous aussi ? Lâchez donc cette arme et calmez-vous ! tente en même temps le jeune prêtre.
- Non. Vous ne comprenez pas. Vous ne comprenez PAS ! Cet homme assis devant nous s'instruit sur des domaines et pratiques occultes. Il se laisse entraîner par le Mal. Il faut l'arrêter maintenant avant ou bien il y aura plus de victimes !
- Je n'ai pourtant tué personne, vous savez, lâche sereinement l'étudiant que je tiens en joue.
- Il est innocent, vous n'allez pas tuer un innocent, tout de même ?
- Il n'a rien d'innocent. Il n'a juste pas encore appris les bons… rituels…?
- J'en connais déjà un certain nombre, malgré tout.
Ses yeux ne me lâche pas. Je sens qu'ils me mettent au défi de tirer. Je le sens, je le sais ! Ma main tremble quelque peu. Je n'ai pas le choix. Mon doigt est lourd. Je sens la gâchette. Je sens le poids de l'arme à bout de bras. Il faut que quelqu'un intervienne. Il le faut ! J'ai très bien conscience que je passerai ma vie en prison et que j'y mourrais. Qu'on me prendra pour un fou voire que la police m'abattra. Mais cet individu… ne doit… pas… vivre.

Une main se pose sur mon épaule et m'apaise. J'entends la voix de Marco.
Stephen. Je ne comprends pas tout et je ne demande qu'à te croire. Mais tu ne peux pas tuer de sang-froid un étudiant, comme ça ! Le tir va effrayer tout le monde dans la faculté, tu vas déclencher une panique. Il nous faut plus de preuves.
Je tâche de contrôler ma main qui ne cesse d'être agitée. Je refuse de cligner des yeux, de peur qu'il ne disparaisse et que je rate ma chance. Je tâche de me raisonner. Marco a vu juste sur plusieurs points. Et cet Anthony Flinders ne peut pas nous échapper. Nous sommes quatre, il est seul et j'ai une arme.
Si… bien sûr que si qu'il pourrait nous échapper ! Il maîtrise des forces qu'on ne peut appréhender. Qui sait ce dont il est capable ?!
Et en même temps… s'il voulait nous tuer, il l'aurait déjà fait. S'il voulait tuer, il l'aurait déjà fait. Étonnamment, je le crois quand il nous dit qu'il n'a pas tué le professeur Leiter. Ce qui signifie qu'il reste donc une créature dans les parages. Une créature dangereuse et incontrôlable. Plus dangereuse que cet étudiant. Plus mortelle. Incontrôlable.
J'abaisse mon arme et ignore les soupirs de soulagement autour de moi en m'adressant vertement à ce futur Corbitt.
Tu vas nous dire tout ce que tu sais sur cette créature !
- Et pourquoi donc ? Toujours aussi calme et pragmatique. Quel intérêt aurais-je à l'empêcher de roder ?
- Dis-nous tout ce que tu sais, diantre ! Ou c'est maintenant que tout s'arrête, dis-je en braquant de nouveau mon arme sur son crâne juvénile.
- Oulala. Vous faites peur. Il rit, ironique. Je peux simplement vous dire ce que vous avez probablement déjà compris, professeur Forson : le professeur Leiter a touché à des choses qu'il ne maitrisait pas. Et il y a laissé sa vie. Je n'envisage nullement de m'y intéresser tant que je ne serais pas capable de le dompter sereinement. Je suis téméraire mais certainement pas suicidaire, voyez-vous.
- Bon, tu viens avec nous. Je m'adresse ensuite à Marco, Joseph et Moïses. On ne peut pas le laisser ici. Il est dangereux. Est-ce que vous savez où il habite ?
- Oui, mais nous… commence à répondre Joseph avant que je ne le coupe.
- Alors on y va !

Je redresse violemment l'étudiant et le fourre dans les bras de Marco. Celui-ci réagit promptement, probablement par réflexe et l'escorte. Je me dirige vers la porte d'un pas assuré puis me retourne. Trois visages choqués et un serein me font face. Personne ne me croit sauf ce fou dangereux. J'imagine assez bien l'image qu'ils doivent tous avoir de moi. Afin d'essayer de les apaiser un peu, je dissimule mon arme. Ils me prennent probablement pour un fou dangereux eux aussi.
Je l'accepte. Tout comme j'accepte de faire tout ce qu'il faudra pour se débarrasser de cette menace avant qu'il ne soit trop tard. Il n'y aura pas de deuxième Corbitt. Il n'y aura pas d'autres victimes. J'en payerai le prix sans soucis mais je me débarrasserais de lui. Après que l'on ait récupérer toutes les infos nécessaires sur cette créature mortelle qui rôde.
Ça y est, je le sens… Je sens le Mal au sein de cette université. Il est présent sous diverses formes et l'une d'entre elles me dévisage avec un sourire narquois et supérieur en se faisant un peu bousculer par le détective privé.
Au moins, ils ont tous décidé de me suivre. Prochaine direction : l'appartement de Flinders.

Ch. 14

Chapitre 14 - Seul contre tous

La traversée de l'université se révèle plus aisée que je ne l'avais craint. L'étudiant nous suit sans faire d'histoires et mes trois comparses semblent encore sous le choc de m'avoir vu sortir une arme et menacer quelqu'un. Nous pénétrons dans la voiture et je veille à ce que Anthony Flinders se retrouve à l'arrière entre Joseph et Moïses. Il est toujours excessivement calme et son sourire ne cesse de me perturber. J'ai envie de lui coller une balle entre les deux yeux, là maintenant mais je me retiens.
Ce serait pourtant si simple… il suffirait que je me retourne, que je sorte mon revolver et que je tire. À bout portant, impossible de le rater. Certes ça nous éclabousserait tous et ça produirait une détonation assourdissante mais au moins ça en serait fini de lui.
Et pourtant je me retiens. J'ai la main crispée sur l'arme et un regard de Marco vers celle-ci me force à la lâcher pour essayer de le rassurer. Il est perdu et n'arrive pas à comprendre, je le vois bien. Alors que nous démarrons, je tâche de leur expliquer brièvement ce que je crains, je leur parle de mon livre, de la maison Corbitt, de son habitant qui terrorisait et rendait fou quiconque s'en approchait. Je leur dis et leur répète qu'ils doivent lire mon livre pour se rendre compte mais Joseph a une petite remarque sarcastique qui me fait exploser. Et dans tout cela… non seulement ils continuent de me prendre pour un fou mais je vois la satisfaction briller dans les yeux de Flinders. Il jubile en me regardant fixement à travers le petit miroir. J'ai une soudaine envie de le fermer mais je refuse de lui donner cette satisfaction.

Après une quinzaine de minutes, Marco se gare dans une rue bordée d'immeubles. Je redemande l'adresse exacte à Moïses et celui-ci me la donne à contre-coeur. Je n'ai pas le temps de prendre des pincettes bien que cela les rende de plus en plus méfiant à mon encontre. Tant pis, nous n'avons plus ce luxe. La situation est pire que ce que je craignais.
Flinders me fixe toujours en souriant. Je détourne le regard et sort.
Je vais jeter un coup d’œil. Vous, restez ici pour le surveiller. Et surveillez-le étroitement ! On ne sait pas de quoi il est capable, préconisé-je.
- Ce n'est qu'un gamin, tempère l'antiquaire Kimbrew.
- C'est loin d'être un simple gamin, il possède des connaissances… dangereuses.
- Je t'accompagne, Stephen. Et c'est non-négociable.
Je regarde mon frère dans les yeux et comprend qu'il ne me fait pas complètement confiance non plus. Un regard rapide vers les deux autres me fait comprendre qu'ils n'accepteront pas que j'y aille seul de toute façon. Par conséquent, je hausse les épaules en lâchant un “comme tu voudras”. Puis, sans attendre, je ferme la portière de voiture puis me dirige vers la résidence de l'étudiant occulte.

Marco me rejoint quelques instants juste quand je pénètre dans l'immeuble. Nous tombons nez-à-nez avec la logeuse qui nous interpelle d'un œil mauvais :
Eh là ! Qui qu'vous êtes, vous encore ?
- Nous sommes sur une enquête, madame“, me devance mon fraternel en montrant sa carte de détective privé. Je dois saluer son intervention car je me voyais bien répondre vertement à la bougresse de s'occuper de ses affaires. Ce qui, en y réfléchissant une seconde, aurait été suffisant pour qu'elle appelle la police.
Elle se contente de maugréer en nous intimant de ne pas “saloper” son couloir et de “ne rien chourer”. Comme s'il y avait vraiment quelque chose de valeur ou de propre dans cet endroit. Je tiens ma langue et monte les escaliers en suivant Marco jusqu'à l'appartement recherché. Alors que je réalise que nous aurions dû récupérer les clés avant de quitter la voiture, je vois mon comparse les sortir d'une des vestes de sa poche. Décidément, je dois me rendre à l'évidence que la présence de mon frère et son esprit pratique, en ces moments de stress, sont bienvenus.

La serrure se déverrouille et nous pénétrons dans une chambre d'étudiant… des plus atypiques. En plus du lit et du bureau que l'on peut s'attendre à trouver dans une telle pièce, celle-ci est particulièrement encombrée. Il y a de nombreux vêtements, ouvrages et feuilles volantes mais aussi des dessins à la craie sur le plancher. Je referme derrière nous et nous entreprenons de fouiller consciencieusement.
Il ne nous faut pas longtemps pour comprendre que plusieurs de ces livres n'ont rien à voir avec le cursus universitaire de Miskatonic. Nous trouvons d'ailleurs les fameux livres perdus de Leiter. C'était donc bien lui qui les avait récupéré, je les mets dans un sac en utilisant une chemise pour éviter d'y toucher et j'y ajoute toutes les notes qui me semblent avoir un lien de près ou de loin avec l'occulte. Il nous faut une bonne demi-heure pour explorer les onze mètres carrés qui constituent la pièce. Au final, ce n'est pas moins de sept livres et une cinquantaine de pages que nous récupérons en plus des ouvrages volés à l'université.
Ce qui me glace le sang, c'est que parmi ces bouquins y figure le mien. Autographié. Je reconnais mon paraphe qui me projette trois ans en arrière, à la seule et unique séance d'autographe. Bien que tout soit devenu flou dans mon esprit parce que je n'en garde pas un bon souvenir, je me revois assis à une petite table sur laquelle trônait une vingtaine d'exemplaires neufs de mon livre. Je n'avais pas beaucoup de place car j'étais dans la boutique d'Abigail qui m'avait gracieusement invité. Il ne faisait pas très chaud à cette époque et le temps passait très lentement. J'avais prévu des heures, m'attendant à avoir une main douloureuse à force de signer. La vérité est que finalement il n'y a eu que deux personnes à franchir le seuil pour demander un autographe. Ou trois. Et Anthony Flinders était l'une d'entre elles.
Ma gorge se serre à cette réalisation. Je comprends que j'ai participé à lancer ce jeune homme dans cette recherche obscure. J'ai participé à ce qu'il est devenu. Le sentiment de devoir prendre mes responsabilités s'inscrit comme au fer blanc dans mon esprit. Je DOIS intervenir et empêcher tout cela. Et si mon livre a perverti Flinders… il est tout à fait possible qu'il ait perverti d'autres personnes ! À cet instant précis, je ressens une horreur m'envahir tout en chassant l'amertume qui me tenaillait depuis de nombreux mois suite à mon échec commercial. Quelle chance que mon ouvrage ait touché si peu de gens ! Mais quelle horreur qu'elle puisse faire naître de telles vocations ! Je n'y avais pas du tout réfléchis à l'époque. À moins que si… mais que j'ai été trop cupide et fier pour le prendre en compte. La honte me submerge et je deviens livide.

Stephen ? Stephen ! Une fois n'est pas coutume, c'est la voix de Marco qui me tire de mes pensées destructrices.
- Quoi ? réponds-je acerbe.
- Est-ce que ça va ? Tu m'as l'air tout pâle.
- Oui, oui, ça va… et je murmure ensuite pour moi-même : je sais ce que je dois faire à présent…
- D'accord, tant mieux alors. Est-ce que tu as vu ça ? Ça ne ressemble pas à un des dessins qu'il y avait sur une des feuilles que tu as fourré dans ton sac ?
Le “ça” en question est une suite de traits réalisés à la craie sur le plancher que nous avions vu en entrant. Maintenant que Marco a dégagé les piles de livres et de vêtements, le symbole apparaît bien plus clairement : une sorte de double cercle à l'intérieur desquels se trouvent des écritures et divers symboles. J'en reconnais quelques-uns mais ne prend pas le temps d'étudier plus en détail la chose : à l'aide d'un vêtement et de mon pied je tâche d'effacer la craie. Je sais que mon frère me regarde faire, probablement interloqué, mais je suis convaincu que je dois effacer ce dessin. Il me fait penser aux tracés ritualistes décris par Walter Corbitt et, de ce que j'en avais compris, certains ne font effet que tant qu'ils sont intacts. J'espère au fond de moi que celui-ci en fait partie.
Une fois satisfait, je souffle : ”Allons nous-en. Nous avons fait ce que nous pouvions ici. Le mieux serait de mettre le feu à l'appartement mais nous n'avons pas le temps. En captant le regard consterné de mon frère, j'ajoute. Il n'y en a probablement pas besoin“.

Nous quittons donc la pièce et la refermons à clé avant de rejoindre la voiture. Fort heureusement, nous ne croisons pas la logeuse en repartant, je n'aurai pas apprécié une fouille de mon sac devenu subitement bien plus lourd.
On a les livres ! s'exclame victorieux Marco en se réinstallant.
- C'était donc bien lui qui les avait, constate Joseph devenant plus méfiant à l'égard de notre prisonnier.
- Très bien et donc maintenant, on retourne à l'université pour les restituer et le dénoncer au doyen ? Qu'est-ce que l'on fait de lui ? questionne Moïses Kimbrew.
- Il nous reste une chose à régler avant. Démarre et dirige toi vers le Nord, Marco.
Ma suggestion interpelle et malgré les protestations de Joseph et Moïses, Marco démarre, me faisant encore suffisamment confiance. Personnellement, j'entends mon cœur battre fort contre mes tempes. Je sens que je transpire et que je suis sous tension. Ma mission est claire à présent mais elle ne me ravit pas. Je crains les conséquences mais beaucoup moins que celles de ma lâcheté. Mes poings se crispent. Je suis résolu. Je tâche de m'apaiser et de bien me concentrer sur la suite des événements.
Sans répondre pendant la première demi-heure, je me contente de donner des instructions à Marco. Ces instructions nous font sortir de la ville et nous prenons une route nationale qui suit une forêt et, surtout, un marécage.

À un moment, alors que nous sommes entourés d'arbres, Joseph m'attrape l'épaule pour me secouer.
Bon, ça suffit les conneries ! Où est-ce que l'on va, Forson ?!
- On va régler le problème Anthony Flinders.
- Comment ça ?! De quoi est-ce que vous parlez ? questionne Joseph alors que Moïses s'exclame :
- Pardon ?!
- Il est hors de question de laisser Flinders repartir vivant. Il est trop dangereux. À mon heureuse surprise, ma voix est calme et assurée à présent.
- Vous voulez… le tuer ?! s'étouffe Moïses.
- Il n'y a pas d'autres solutions mais vous refusez de le comprendre.
- Ce n'est qu'un étudiant ! Et jusqu'à preuve du contraire, il est innocent !
- Tout ça, dis-je en montrant mon sac et en sortant plusieurs manuscrits pour leur montrer, sont des preuves plus que suffisantes. Je sais très bien à quoi vont mener ses recherches et ce qui lui sera possible de faire très bientôt s'il continue sur cette voie. J'ai déjà vu ça. J'ai déjà vu les dommages, la folie et les morts. La seule manière d'arrêter cela est de le tuer.
- Vous ne pourrez pas me tuer, déclare tranquillement le concerné. Son regard est toujours amusé, son sourire narquois. Ce qui me perturbe c'est qu'il a l'air de me prendre au sérieux malgré sa déclaration. Cherche-t-il a instiller le doute dans ma pensée ?
- C'est hors de question d'assassiner qui que ce soit de sang froid ! Parce que oui, là, il s'agit d'assassinat, professeur Forson, en avez-vous conscience ?!
- Il s'agit ici d'éradiquer le Mal avant qu'il ne devienne incontrôlable. Vous devriez me comprendre étant donné que vous êtes prêtre.
- Dieu n'a jamais favorisé le meurtre !
- En êtes-vous si certain ? Quoiqu'il en soit, quelle autre solution avons-nous ? Vous souhaitez le déposer à la police maintenant qu'il peut tous nous accuser de l'avoir kidnappé et menacé d'une arme ? dis-je en pointant de nouveau mon arme sur l'étudiant des pratiques sataniques. Cela ne manque pas d'entraîner une nouvelle vague de protestation à la vue du canon.
- Mais c'est vous qui…
- Vous… vous nous avez piégé, Forson !
- Qu'est-ce que tu as fait, Stephen…? se lamente Marco en prenant la parole pour la première fois.
- J'ai fait ce que je devais faire. Et ne vous inquiétez pas, si besoin, j'assumerai l'entièreté de la situation. D'autant que le seul témoin sera mort.
- Vous êtes devenus complètement fou, ma parole !
- Vraiment ? C'est ainsi que vous voyez la chose ? Vous avez un monstre en devenir juste à côté de vous et tout ce que vous voyez c'est son visage angélique ? Vous refusez de comprendre que vous avez avec vous quelque chose de pire qu'un assassin, de pire qu'un kidnappeur ! Dans quelques années, peut-être trois, peut-être dix, il deviendra incontrôlable et doté d'une puissance terrifiante ! Il aura probablement causé la mort de dizaines de personnes, je me tue à vous le dire, MAIS VOUS REFUSEZ DE LE COMPRENDRE ! Et bien soit ! Marco, arrête la voiture ici. La voiture ralenti puis s'arrête. J'en descends avec le sac. Faites ce que vous voulez de lui. Si dans deux heures, vous n'avez pas pris de décision, revenez me voir et je règlerai tout. Allez-y ! Trouvez donc une meilleure solution, vous avez l'air d'en avoir ! dis-je sarcastique. Allez Marco, démarre ! Roule !

Après quelques protestations, ils finissent par repartir en me laissant seul sur le bas côté. Je les regarde donc partir et m'effondre sur le sol, les jambes ne me tenant plus dès qu'ils disparaissent à un virage.
Il souriait toujours.

Ch. 15

Chapitre 15 - Actes et conséquences

Sur le sol, je laisse me parcourir les tremblements que je refoulais depuis des heures. Je n'arrive pas à croire ce qu'il se passe. Walter Corbitt n'était pas la seule personne à pratiquer. N'y avait-il pas un certain Thomas aussi qui s'était échappé de prison ? Mon sang se glace. Non seulement, ils sont plus nombreux que je ne le craignais mais en plus ils font de nouveau adeptes. Pourquoi ?! Qu'est-ce qui peut bien motiver des personnes à vouloir se vouer au Mal, ainsi ?! Et dire que j'y ai participé…
Ma respiration est difficile. Mon cœur bat fort et mon esprit part dans des visions apocalyptiques. Si la tempête n'était qu'un prémisse, qui sait ce qu'il pourrait advenir dans un mois ? Dans une semaine ou même dans un jour ? Et de quoi était-ce un prémisse ? Et cette chose que le professeur Leiter a libéré… De quoi s'agit-il ? Comment s'en débarrasser…?
Mon regard dévie vers mon sac contenant les fameux livres à l'origine de cette créature mortelle. J'en sors un et observe la couverture. Je le retourne entre mes mains et au moment où je manque de céder à la tentation de l'ouvrir, je le lance sans ménagement dans le sac. J'ai une folle envie de m'en débarrasser, de les cramer mais je crains que la seule façon de conjurer ce monstre se trouve dans ces pages.
Je soupire de résignation mais ce nouvel objectif me revigore étrangement. J'ai peut-être fait une grossière erreur en écrivant mon livre mais je peux encore essayer de réparer des choses.

Je me redresse lentement.
D'abord et ça ne fait aucun doute, je vais devoir régler le problème Anthony Flinders. Une balle dans la tête ne suffira peut-être pas. L'immolation par le feu peut-être… J'observe les alentours puis ma montre avant de me diriger dans la forêt puisqu'il me reste un peu de temps. Il me semble qu'il y a un marécage non loin, j'aimerai bien le trouver. Ce sera l'un des meilleurs moyen de faire disparaître le corps. Ainsi, même s'il … je déglutis de malaise à cette idée. Même s'il revient à la vie, il ne pourra pas s'échapper. Avec un peu de chance.

Il ne me faut pas plus de dix minutes pour découvrir un endroit qui conviendrait.
Je reviens ensuite sur mes pas afin d'être sûr de ne pas rater le retour de Marco, car oui, je suis convaincu qu'ils ne trouveront aucune autre solution étant donné qu'il n'y en a aucune. Je compte sur le fait qu'à trois ils devraient ne pas prendre de décisions stupides. Bien que je n'y crois guère en mon fond intérieur, je préfère me focaliser sur cette idée et sur la suite.
Suite qui est claire : il me faudra trouver un moyen de révoquer cette créature qui hante les miroirs et l'université. Ce qui me demandera probablement des insomnies de lecture, une fois encore. Et vu qu'il n'est pas impossible que je sois recherché par la police, il me faudra un endroit calme et peu fréquenté… Et loin de Miskatonic. Oui… c'est encore une nouvelle vie qui va s'offrir à moi. Mais ai-je vraiment le choix ?

Les minutes passent, mes pensées et résolutions se précisent. Un plan commence à se mettre en place dans ma tête.
Les tremblements ont cessé. Ma démarche s'est quelque peu raidie. Mon cœur et ma respiration se sont apaisés.
Je me sens prêt.

Moins de deux heures après leur départ, j'entends puis je vois la voiture de mon frère se rapprocher de moi. Elle s'arrête sur le bas-côté alors que je plisse les yeux pour essayer de déterminer si Flinders est toujours avec eux. Je m'approche pour le moment de vérité. Il est bien là ! Toujours entre l'antiquaire Moïses Kimbrew et le jeune prêtre Joseph Baker. Il me suit du regard, je le sens.
Alors que je contourne la voiture à l'arrêt pour m'approcher de la portière de Marco, celui-ci baisse la vitre.
Bien, je vois que vous avez enfin pris la bonne décision.
- Non, pas du tout, professeur Forson ! Nous n'avons pris aucune décision ! s'exclame avec véhémence Moïses, appuyé par un hochement de tête de Joseph et par un élargissement du sourire de Flinders.
- Pourtant je vous avais laissé du temps pour réfléchir. Vous aviez même la possibilité de partir avec lui, néanmoins vous êtes revenu. Pourquoi ?
- Parce qu'il est hors de question de commettre un meurtre et que vous nous avez mis dans une belle panade, Forson ! À cause de vous, nous sommes complices d'un kidnapping ! Il est hors de question que ça aille plus loin !
- Quel est ton avis, Marco ? demandé-je en regardant mon frère.
- J'ai envie de te croire, Stephen. J'ai vraiment envie de te croire mais… je ne peux pas commettre un meurtre. C'est … surréaliste. Ce n'est qu'un étudiant et nous n'avons aucune preuve. Il faudrait d'abord en trouver plus et…
- Nous n'avons pas ce temps, le coupé-je. Il y a une autre créature qui menace l'université toute entière, si ce n'est plus. Chaque minute perdue, chaque heure perdue à discuter c'est autant de victimes potentielles qui ne seront pas évitées à cause de votre lâcheté à tous les trois.
- Mais enfin Stephen… on parle de meurtre là, d'un meurtre de sang-froid qui plus est. Je ne te reconnais pas. Stephen, s'il te plaît. Reviens à la raison et aide nous à trouver une solution.
- Tu as raison, Marco. Je vais vous aider et tout régler.

Le détective n'a cependant pas le temps de soupirer de soulagement que j'ouvre la portière arrière puis je braque mon arme sur la tête de Joseph Baker en retirant la sécurité d'une main ferme.
Stephen ! Mais qu'est-ce que tu fais ?!
- Professeur Forson, vous avez perdu la tête ?! balbutie le jeune prêtre.
- M. Baker. Sortez de la voiture. Lentement. Je n'hésiterai aucunement à vous tirer dessus s'il le faut.
- Mais enfin…
- MAINTENANT !
Visiblement sous le choc, le vingtenaire sort de la voiture en tremblotant. Je désigne du menton la route qui mène à Arkham.
Allez, rentrez. Vous pourrez dire à la police que je vous ai menacé d'une arme et forcé à faire un kidnapping. Toute la faute reposera sur moi et vous serez blanchis. Ou bien dites la vérité si vous le souhaitez, c'est votre vie après tout. Mais maintenant dégagez !
Le jeune homme me regarde et commence à reculer lentement puis plus rapidement. Sous le choc, il n'ajoute rien.

Une fois à bonne distance, j'en profite pour me pencher dans la voiture et menacer sans faillir les deux autres personnes occupant la banquette arrière. ”M. Kimbrew. Veuillez sortir à votre tour, refermer la portière puis suivre M. Baker. Cette affaire ne vous concerne plus.
- Voyons, Forson, vous ne pouvez pas être sérieux…
- Sortez Kimbrew ! Ou je vous tue sans plus de sommation.
Tout en continuant de maugréer, il sort de la voiture lentement, referme la porte de la voiture comme demandé.
Qu'est-ce vous allez faire de lui, Forson ? Vous n'allez quand même pas le tuer ?
- Cette affaire ne vous concerne plus et l'ignorance jouera en votre faveur. Maintenant partez.
Tout en me traitant de fou furieux, il commence à s'éloigner et, malgré ses regards noirs, sous la menace de mon arme, il s'éloigne.

Je reviens alors à la vitre de mon frère, recule d'un pas puis, avec un sourire triste, je le braque.
Toi aussi, mon frère. Je n'aurai jamais dû t'emmener dans cette histoire, j'en suis désolé.
- Stephen…
- Laisse les clés et sors sans faire d'histoire. Tu ne me reconnais peut-être plus mais je t'assure que je tirerai si tu ne me laisses pas le choix. Et tu sais que ça m'affecterait, même si ça ne se voit pas actuellement. Alors qu'il sort lentement, je continue de lui parler, comme pour essayer de lui faire comprendre mes raisons : Je fais tout cela pour tout le monde, pour toi, pour l'université, pour Arkham, pour les innocents… Il faut que quelqu'un le fasse. Il le faut. Et j'ai compris que ça ne pouvait qu'être moi. Il est hors de question que je laisse le passé se reproduire.
Dès qu'il se retrouve à l'extérieur, je lui fais signe de suivre les autres. Il hésite mais finit par se résigner. Un débordement intérieur de soulagement me submerge, je tâche cependant de n'en laisser rien paraître. Ils sont partis sans que je n'ai pas eu à tirer. Quel soulagement, mon dieu !
C'était un pari risqué mais c'était surtout la meilleure solution pour leur éviter les ennuis et régler le problème Flinders à la fois. Je tiens la bride à mon enthousiasme.

Dès que les trois hommes sont à plus d'une centaine de mètres, je tourne les clés puis démarre en veillant à tenir en joue tant bien que mal Flinders qui n'a même pas cherché à s'échapper. Il a les yeux écarquillés et un sourire diabolique sur le visage, comme s'il se réjouissait de ce qui allait suivre.
Refusant de me laisser déstabilisé, je fais demi-tour pour m'éloigner d'Arkham. J'avance à une allure prudente et me satisfait de voir disparaître dans un virage les trois silhouettes de mes anciens comparses. Je suis seul à présent. Seul. Avec le Mal.

Je roule une petite demi-heure avant de me garer de nouveau sur le bas-côté.
Je sors de la voiture et ouvre la portière arrière en menaçant de nouveau Flinders de mon revolver.
Sors sans faire d'histoire !
Il s'exécute lentement, sans gestes brusques. Une fois devant moi et sans cesser de me sourire, il me répète simplement : ”Vous ne pourrez pas me tuer, Stephen F. Forson.
Préférant ne pas répondre, je récupère dans le coffre une lampe à huile ainsi que les quelques cordes qui trainent là puis je verrouille la voiture en espérant qu'elle n'attirera pas trop l'attention. Je fais ensuite avancer l'étudiant démoniaque devant moi pour que l'on s'enfonce dans la forêt avant qu'une autre voiture ne nous remarque.
Nous avançons un petit quart d'heure avant que je n'estime le lieu adéquat.
Flinders ! C'est ta dernière chance de faire le bien : dis-moi comment arrêter la créature qui a été libéré par Leiter.
- Je n'ai rien à y gagner et je préfère donc m'abstenir, professeur, dit-il avec un tel calme que j'en ai des frissons dans le dos.
- N'as-tu donc aucune conscience ? Même au bord de la mort ?
- Ah oui… la mort… C'est un drôle de concept, n'est-ce pas ? Allons, ne perdons pas plus de temps : tirez ! Vous en mourrez d'envie, n'est-ce pas ? Eh bien alors ? Ce n'est pas le moment de faillir, professeur. Tirez ! Je ne bouge pas d'un pouce, c'est promis. Qu'est-ce qui vous retient ? Serait-ce la peur ? Non… vous n'allez quand même pas échoué si près du but, pas après vos grands discours, pas après avoir menacé votre propre frère. Quelle tristesse ce ser…
PAN !
La déflagration fait reculer ma main, la balle traverse le crâne de l'arrogant et le reste de son corps s'effondre comme une poupée de chiffon.

Ma main tremble. Je vois du sang s'écouler de la tête et… je vomis à cette vision.
J'ai tué.
Certes un démon en devenir mais il était encore humain. J'ai tué…
Je n'ai cependant pas le temps de me lamenter, il faut que je me dépêche ! Je déchire tous les livres de Flinders en commençant pas le mien puis en fait un gros tas. J'y ajoute tous ses feuillets pour ne conserver que les ouvrages à l'origine de la mort de Leiter. J'arrose le corps du cadavre de l'huile contenu dans la lampe puis craque une allumette sur le tout.
Le feu prend rapidement, j'y ajoute des branches sèches pour veiller à ce que le cadavre brûle du mieux possible.

Après une vingtaine de minutes, il ne reste plus que de la fumée, des cendres et le corps à moitié calciné. J'ai surveillé chaque instant, la main crispée sur mon arme à m'en faire blanchir les phalanges, que le cadavre ne se relève pas. Bien qu'il n'ait pas bougé, je ne suis pas pleinement satisfait. J'entame alors la troisième et dernière étape visant à régler le problème Flinders : je le tire dans le marécage jusqu'à avoir de l'eau vaseuse au niveau des épaules puis l'attache aux plus grosses pierres que je peux trouver afin que son corps reste au fond de l'étang bourbeux.
Je m'en extrais prudemment puis veille encore deux heures, à guetter le moindre signe. La moindre bulle. Le moindre clapotis.
Mais rien ne se passe.

Je finis par retourner jusqu'à la voiture, complètement trempé et sale. Je démarre puis m'éloigne de ce lieu et d'Arkham. De l'université, de ma boutique et de mon frère…
Je suis dans un état second. À la fois soulagé, parce que j'ai l'impression d'avoir réglé définitivement la menace que représentait le jeune Anthony Flinders, mais aussi terrifié par ce que je suis à présent capable de faire. Où est donc passé le professeur froussard qui laissait les autres agir et prendre les risques ?
Qui suis-je devenu…?

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Les photos de personnes réelles ne correspondent pas aux noms donnés dans le scénario, elles aident simplement à s'imaginer les personnages. Les crédits et vrais noms sont donnés pour chaque photo en cliquant sur le lien associé.

jdr/cr/elanndelh/cthulhu_3.txt · Dernière modification : 2023/10/04 21:14 de elanndelh